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LA PLUME ET LE ROULEAU

LA PLUME ET LE ROULEAU

250 chroniques éclairent le présent à la lumière de l'histoire


1973 - MAURICE DEKOBRA vs PIERRE BENOIT : ROMANESQUEMENT VÔTRE

Publié par Sho dan sur 6 Avril 2021, 14:35pm

Catégories : #Personnalités célèbres

1973 - MAURICE DEKOBRA vs PIERRE BENOIT : ROMANESQUEMENT VÔTRE

Chèr(e)s ami(e)s et abonné(e)s des chroniques de la plume et du rouleau,

Il y a quelques années, nous avons parlé de Pierre Benoit, écrivain talentueux et star du « roman romanesque » de l’entre-deux-guerres, notamment pour déplorer l’oubli dont il fait l’objet, aujourd’hui. Sic transit gloria mundi : « ainsi passe la gloire du monde », selon la formule latine qui accueille chaque nouveau pape pour l’inciter à l’humilité, malgré la renommée qui l’attend et la place prestigieuse qu’il va occuper. Il en est curieusement ainsi pour de nombreux écrivains des années 1920-1940, qui ne sont restés dans la mémoire collective que grâce à certaines formules, notamment parce qu’elles ont été portées au cinéma…

Qui se souvient de Pierre Mac Orlan ? Plus grand monde. C’est pourtant l’écrivain du célèbre roman Quai des brumes, adapté (assez loin du récit original, d’ailleurs) par Marcel Carné en 1938 (« T’as d’beaux yeux, tu sais ? » dit Jean Gabin à Michèle Morgan, « Embrasse-moi… » lui répond-elle : tout de suite, ça vous parle davantage, non ?)

Et comment savez-vous que Macao est l’« enfer du jeu » ? Grâce à Maurice Dekobra, dont c’est le titre d'un roman (1938), lui aussi porté au grand écran (1942).

1973 - MAURICE DEKOBRA vs PIERRE BENOIT : ROMANESQUEMENT VÔTRE

Maurice Dekobra ?

Qui se souvient aujourd’hui de cet écrivain internationalement connu, né en 1885 et décédé en 1973 et dont l’œuvre énorme (près de 100 titres) fut tirée à 90 millions d'exemplaires, traduite en 75 langues et lui valut une notoriété telle que, lors d’une séance de dédicace au Waldorf Astoria de New York, à la fin des années 1920, les journaux américains racontèrent qu’il y avait six kilomètres de file d’attente ? Que reste-t-il de Maurice Dekobra dans la mémoire collective ? Pas grand’chose sauf, outre l’expression « Macao, l’enfer du jeu » et, vaguement, un titre d’un film des années 1950 qui trotte dans certaines têtes mais qui concerne en réalité un roman de 1925 : « La madone des sleepings » (sleepings = wagons-lits des trains de luxe). Maurice Dekobra (1885 – 1973) est aujourd’hui, et de façon à la fois stupéfiante et injuste, complètement oublié et la dernière (et passionnante) biographie (Philippe Collas - Maurice Dekobra, gentleman entre deux mondes – éd. Séguier) à lui rendre hommage date de 2001.

A l’instar de Pierre Benoit, Maurice Dekobra fut un romancier de l’entre-deux-guerres au succès populaire et à la personnalité originale, un globe-trotter dont les œuvres furent précocement adaptées au cinéma (parlant !)... Un écrivain qui entraina ses lecteurs (d’ailleurs souvent des lectrices) dans des récits toujours différents et où se mêlaient voyages, exotisme, coups de théâtre et des relations troubles et complexes entre personnages où, toujours, une femme tenait le rôle-clé…

1973 - MAURICE DEKOBRA vs PIERRE BENOIT : ROMANESQUEMENT VÔTRE

C’est donc le moment de s’intéresser ici à ces deux écrivains talentueux car Maurice Dekobra et Pierre Benoit (1886 – 1962) furent tous deux parfaitement contemporains et leurs portraits croisés méritent de faire l’objet d’une étude comparative qui est, à notre connaissance, la seule et unique en son genre.

Journaliste et jet setter à la notoriété internationale immense, voici Maurice Dekobra, fin connaisseur de la culture américaine, écrivain de romans dits « cosmopolites » et électron libre et désinvolte de la littérature française, au genre péjorativement qualifié d’escapism

Plus classique, voilà Pierre Benoit, académicien (1931) et figure majeure de la littérature française, écrivain de romans dits « romanesques » moins académiques qu’il n’y parait, à la personnalité pittoresque, critiqué pour son genre péjorativement qualifié d’exodisme

Par clin d’œil, on pourrait bien rapprocher les deux hommes d’une fameuse série TV des années 1970 et intituler cette chronique

1973 - MAURICE DEKOBRA vs PIERRE BENOIT : ROMANESQUEMENT VÔTRE

Pour mieux fixer les idées, dressons d’abord le tableau d’une double biographie comparative avant de mettre en regard les éléments majeurs des existences et des personnalités respectives des deux auteurs.

1973 - MAURICE DEKOBRA vs PIERRE BENOIT : ROMANESQUEMENT VÔTRE

 

MAURICE DEKOBRA

PIERRE BENOIT

1885

26 mai : naissance à Paris de Maurice Tessier, enfant unique, père : représentant de commerce, enfance parisienne et normande

 

1886

 

16 juillet : naissance à Albi (Tarn) de Pierre Marie Ferdinand Benoit, un frère et deux sœurs, père : officier d’infanterie, déménagements fréquents

1897            

Rédige une pièce de théâtre, Hawk eye

 

1902

Baccalauréat - Part pour deux ans en Allemagne, devient bilingue, donne des cours de français et des conférences dans les milieux favorisés et aristocratiques

Premiers poèmes réunis dans un recueil, dédiés au concierge de l’Académie française

1904

Part pour deux ans en Angleterre, devient trilingue, donne des cours de français, débute dans le journalisme

Baccalauréat Lettres

1905

 

Service militaire en Algérie (Zouaves) comme sous-officier

1906 

Service militaire à Orléans (infanterie), simple soldat (il refuse d’être officier)

 

1908 

Débute dans le journalisme à L’Excel-sior à Paris - Fréquente les artistes et écrivains de Montmartre - Prend le nom de plume de Dekobra (« deux cobras)

Licence en droit et lettres (Université de Montpellier) – arrive à Paris le 1er juillet.

1909

 

Surveillant au lycée Lakanal (Sceaux) – Echoue à l’agrégation d’histoire – Fréquente les écrivains du Quartier latin.

1910 

 

Entre au Ministère de l’Instruction Publique comme rédacteur

1911

 

Devient secrétaire du député Etchepare (Basses-Pyrénées)

1913

Premier roman édité : Les mémoires de Rat-de-Cave, cambrioleur

 

1914

Officier-interprète auprès des troupes britanniques puis américaines, apprend l’hindoustani

Sous-lieutenant au 218ème RI, batailles de Charleroi, de la Marne, du Chemin des Dames - Evacué en décembre

1918

 

Premier roman édité : Kœnigsmark – échoue au Prix Goncourt (contre Civilisation de Georges Duhamel) - Signe un contrat d’édition avec Albin Michel

1919

Séjour en Allemagne, Autriche, Tchécoslovaquie, Hongrie

L’Atlantide

1920

Séjour aux Etats-Unis (couverture de la campagne électorale présidentielle)

Pour don Carlos - Grand prix du Roman de l’Académie Française avec L’Atlantide (soutien de Maurice Barrès)

1921

Hamydal le Philosophe  - échoue au Prix Goncourt (face à Batouala de René Maran)

Adaptation de L’Atlantide au cinéma (J. Feyder) – Le lac salé

1922

Ma Princesse chérie

Faux enlèvement (canular) par le Sinn Fein irlandais - départ pour la Turquie – La Chaussée des Géants

1923

Minuit, place Pigalle

Séjour en Syrie et au Liban pour le compte du Journal (rencontre avec Mustapha Kemal) – Adaptation de Kœnigsmark au cinéma (L . Perret) – Mademoiselle de la Ferté

1924

Mon Cœur au Ralenti

Séjour en Palestine et Egypte – La Châtelaine du Liban

1925

Séjour en Egypte - La Madone des Sleepings – Chevalier de la légion d’honneur

Le Puits de Jacob

1926

La Gondole aux Chimères

Voyage en Asie (Chine, Japon) - Alberte

1927

Adaptation de La Madone des Sleepings au cinéma (M. Gleize)

Le Roi lépreux

1928

Sérénade au Bourreau

Tour du monde en bateau (vers l’est) - Axelle

1929

Séjour aux Indes occidentales – Les Tigres parfumés

Elu Président de la SGDL – Société Des Gens de Lettres - Erromango

1930

Le Sphinx a parlé - Séjour aux Etats-Unis (côte ouest et Hollywood)

Reçoit l’Ordre de Léopold (Belgique) - Le Soleil de Minuit

1931

L’Archange aux Pieds fourchus - Pourquoi mourir ?

11 juin : élection à l’Académie Française - Le déjeuner de Sousceyrac

1932

Macao, Enfer du Jeu

L'île verte – Réception à l'Académie Française

1933

Suicide de Lucie de Polnay, qui avait été son amante – séjours en Chine et Japon – Rue des Bouches-peintes

Fort de France – Voyage dans l’océan Indien

1934

Madame Joli-Supplice

Monsieur de la Ferté – La Dame de l’Ouest

1935

Le Sabbat des Caresses - Officier de la Légion d’honneur

Voyage en Allemagne - Voyage en Ethiopie (rencontre avec Hailé Sélassié) – Voyage à Rome (rencontre avec Benito Mussolini) – Boissière – Commandeur de la Légion d’honneur

1937

 

Les Compagnons d’Ulysse

1938

 

Bethsabée – Voyage à Berlin (rencontre avec Goering)

1939

Départ aux Etats-Unis (pour toute la durée de la guerre) – Emigrés de luxe

Notre-dame de Tortose - Les environs d'Aden

1941

Séjour de cinq ans à Los Angeles

Le Désert de Gobi

1942

La Madone à Hollywood

Lunegarde

1943

Lune de Miel à Shanghaï

Seigneur, J'ai tout prévu

1944

Les Lèvres qui mentent

15 septembre - Arrestation par des partisans espagnols à Bayonne

1945

Sept ans chez les Hommes Libres

Classement de l’instruction – libération - Jamrose

1946

Retour en France – La bacchanale inachevée

Retiré de la « liste noire des écrivains » établie par le Comité National d’Epuration

1947

Satan refuse du Monde

Mariage avec Marcelle Milliès-Lacroix – L’oiseau des Ruines

1948

Et Eve gifla Adam

Voyage en Espagne et Portugal (rencontre avec Salazar) - Aïno

1949

La Pavane des Poisons

Le casino de Barbazan

1950

 

Voyage en Amérique du sud (escale au Portugal et rencontre avec Salazar) - Les Plaisirs du Voyage - Les Agriates

1951

Prix du Quai des Orfèvres (sous un nom d’emprunt) avec Opération Magali

Achat d’une villa à Ciboure qui sera appelée "Allégria"

1952

Sous le Signe du Cobra

Le Prêtre Jean

1953

 

9 janvier – Lancement du Livre de Poche dont Kœnigsmark est le n° 001 - La Toison d'Or

1954

Victime d’une escroquerie, biens personnels vendus aux enchères – L’Armée rouge est à New York

Villeperdue

1955

Le Bateau des Mille Caresses

Feux d'Artifice à Zanzibar

1956

La Veuve aux Gants roses

Fabrice

1957

Férocement Vôtre

Montsalvat

1958

Son Altesse, mon Amant

La Sainte Vehme

1959

Les Sept Femmes du Prince Hassan

Flamarens – Démission (refusée) de l’Académie Française

1960

Bouddha le Terrible

Décès de son épouse Marcelle (28 mai) - Le Commandeur

1961

La Trahison du Capitaine Redko

Les Amours mortes

1962 

Dalila, Sirène du Désert

3 mars : Décès à Ciboure (Pyrénées-Atlantiques) – Enterré à Ciboure.

1963 - 1972

Neuf romans en propre et onze en collaboration avec Anne-Mariel

 

1973

1er juin - Décès à Paris – Enterré à paris (cimetière du Père Lachaise)

 

MORPHOLOGIQUEMENT, TOUT SEPARE Maurice Dekobra de Pierre Benoit.

 

Le premier est grand, mince, sportif et affichera toujours une certaine fierté à avoir « gardé la ligne » malgré les années.

Ce n’est pas le cas de Pierre Benoit, plus petit et qui va afficher une physionomie rondouillarde et bonhomme dès la quarantaine.  

 

Maurice Dekobra (à g.)  Pierre Benoit (à dr.)

Maurice Dekobra (à g.) Pierre Benoit (à dr.)

SÉDENTARITÉ PARISIENNE DE L’UN, ERRANCE ET VIE PROVINCIALE DE L’AUTRE

 

Maurice Dekobra est strictement parisien. Fils d’Anatole Tessier (c’est le vrai nom de Maurice, « Dekobra » n’étant qu’un nom de plume) et de Jeanne Labbé, il est enfant unique et passe son enfance entièrement à Paris (et ses dimanches en Normandie). C’est dans sa chambre qu’il se construit des cabanes ou des bateaux qui lui permettent de vivre, en imagination, les aventures exotiques des livres qu’il dévore. Son père, représentant de commerce, ambitionne pour lui une situation stable et prospère dans l’industrie ou le commerce, secteurs vers lesquels il va s’efforcer de le diriger.

Pierre Benoit, de son côté, est fils de Gabriel Benoit et d’Eugénie Fraisse. Son père est militaire, sa famille maternelle est de la petite bourgeoisie landaise. Il a deux sœurs et un frère et souffre en silence des incessants déménagements consécutives aux mutations de son père, tout en goûtant la joie des vacances dans la propriété familiale de Saint-Paul-lès-Dax, dont la campagne environnante lui offrira par la suite le décor de plusieurs intrigues.

 

« AUX ÂMES BIENS NÉES, LA VALEUR N’ATTEND PAS LE NOMBRE DES ANNÉES… »

 

Dans son salon, dans sa chambre, le jeune Maurice se compose un univers d’aventures, de forêts sauvages et de grandes plaines où il installe des tipis imaginaires à l’aide de chaises et de draps. A 13 ans, Maurice Tessier (il n’a pas encore « Dekobra » comme nom de plume) rédige une pièce de théâtre pour épater sa cousine : Hawk Eye, qu’il veut dans le style de ses lectures comme celles de Fenimore Cooper.

Ce n’est cependant pas par le théâtre mais par la poésie que Pierre Benoit vient à l’écriture. A 16 ans, il rassemble un ensemble de dix-huit poèmes « d’inspiration parnassienne et hérédienne » (Gérard de Cortanze) dans un recueil où pointent déjà ses ambitions académiques puisqu’il le dédie… au concierge de l’Académie française « pour qu’il me recommande en cas de vacance » !

 

UN NIVEAU D’ÉTUDES ACADÉMIQUES SUPÉRIEUR CHEZ PIERRE BENOIT

 

Maurice Dekobra est bachelier, ce qui est déjà beaucoup en 1902. Son diplôme en poche, il ne poursuit pas d’études et se lance directement dans la vie active au cours du séjour en Allemagne qu’il effectue après son bac, malgré les réticences paternelles. A seulement dix-sept ans, il donne à Berlin des cours de français, des conférences où il fréquente des catégories sociales favorisées, fortunées et aristocratiques. Il met un pied dans le journalisme : une expérience de jeunesse fondatrice et qui va marquer toute sa vie.

Pierre Benoit, au contraire, gravit les échelons universitaires de façon plus académique. Après un bac ès-lettres passé à Alger, il s’inscrit à l’université de Montpellier et y obtient une licence de droit et de lettres. Monté à Paris pour préparer l’agrégation d’histoire, il échoue toutefois à celle-ci à cause de l’épreuve de géographie, un échec relatif dont il gardera toute sa vie un sentiment d’humiliation.

 

UNE MAITRISE DES LANGUES A L’AVANTAGE DE MAURICE DEKOBRA

 

Si Pierre Benoit a beaucoup déménagé et vécu une partie de son enfance au Maghreb, il n’en a pas pour autant jamais appris l’arabe et il n’a fait aucun effort particulier ni en anglais ni en allemand. Les langues étrangères sont un domaine où il ne se cache pas de ne pas briller. « Je ne sais pas l’anglais » se défend-il lorsqu’on l’accuse à tort, à propos de l’Atlantide, d’avoir plagié She, un roman de 1886 de Sir Rider Haggard. Lorsqu’il relatera par la suite les nombreux voyages (essentiellement en bateau), il se plaindra plusieurs fois de ne pas trouver, aux arrêts, d’interlocuteurs parlant français (renforçant par cet argument la légende qu’il se forge de « ne jamais descendre à terre aux escales »).

Maurice Dekobra, à l’inverse et grâce à son séjour de deux ans en Allemagne à dix-sept ans, est déjà bilingue à cet âge. Dès son retour en France (en 1904) il repart, cette fois pour l’Angleterre où, encore en deux ans, il acquiert à nouveau une parfaite maîtrise de l’anglais. Ces dispositions, il les exploitera toute sa vie.

 

DEUX EXPERIENCES DE LA GRANDE GUERRE TRÈS ELOIGNEES L’UNE DE L’AUTRE

 

S’il est effectivement bien mobilisé durant quatre ans, Dekobra ne va jamais « faire » la guerre au sens propre. Ses compétences linguistiques le conduisent à être versé, lors de son incorporation en septembre 1914 (à l’issue de la bataille de la Marne, soit un mois après la mobilisation générale) comme interprète d’état-major. Il est officier, lui qui n’avait pourtant effectué son service militaire que comme simple soldat (ayant délibérément refusé de « faire le peloton » !) Il est affecté à la Gharwal Brigade de la Meerut Division de l’Armée des Indes britanniques : il cantonne d’abord à Marseille avant de monter sur Béthune. Au contact des troupes indigènes, il en profite pour apprendre l’hindoustani. En 1915, il rejoint la 48ème Midland Division à Hazebrouck avant d’être affecté, en 1917, à la 42nd Rainbow Division de l’armée américaine. Dekobra termine finalement la guerre à Paris, muté en 1918 au service de la censure (de la presse), ce qui lui permet de renforcer ses relations avec les rédactions des journaux.

Pierre Benoit, en revanche, avait fait son service militaire à Koléa (à soixante kilomètres d’Alger) dans les Zouaves, ces troupes d’infanterie prestigieuses au nom d’origine arabe mais dépourvus d’éléments indigènes (« une excellente formation pour un jeune homme de vingt ans comme moi, qui n’avait pas quitté sa famille jusque-là »). Il en était sorti avec le grade de sergent mais c’est en tant que sous-lieutenant (donc officier) qu’il est incorporé en août 1914 au 218ème régiment d’infanterie, cantonné à Pau. Engagé dans les désastreuses batailles de Montmirail, de Château-Thierry et dans la retraite qui suit, il participe ensuite à la victorieuse bataille de la Marne avant d’être affecté au Chemin des Dames. Pierre Benoit gagne là sa deuxième barrette de lieutenant (septembre 1914). Atteint de névralgie sciatique avec troubles cardiaques, il est évacué du front en décembre 1914 et, après une période de convalescence, il est finalement démobilisé (1916).

La façon dont ces expériences individuelles vont retentir - ou pas - dans l’œuvre littéraire ultérieure des deux romanciers est radicalement différente. Alors que Maurice Dekobra évacue son traumatisme (s’il en eut jamais) de façon expéditive et quasi-immédiate en un livre de souvenirs (Messieurs les Tommies[1] – 1917) et un roman (Sammy[2], volontaire américain – 1918, où un jeune Américain découvre l’Europe avec étonnement), Pierre Benoit met au contraire longtemps à effacer le choc de « sa » guerre (pourtant brève). Outre plusieurs nouvelles, huit de ses romans l’évoquent, de façon directe ou par réminiscences : Kœnigsmark (1918), La Chaussée des Géants (1922), La Châtelaine du Liban (1924), Alberte (1926), Axelle (1928), Le Déjeuner de Sousceyrac (1931), Monsieur de la Ferté (1934) et Boissière (1935).

 

DU JOURNALISME A LA LITTÉRATURE POUR L’UN, DE LA LITTÉRATURE AU JOURNALISME POUR L’AUTRE…

 

Certaines rencontres, notamment dans le cadre des débuts d’une vie professionnelle, influent sur toute une existence. C’est le cas aussi bien pour Maurice Dekobra que pour Pierre Benoit.

A dix-sept ans, en 1905, parti en Allemagne, Maurice Dekobra cherche à améliorer le budget modeste que lui alloue ses parents en donnant des cours particuliers de français puis des conférences. Son carnet d’adresse s’étoffe progressivement et il fréquente les classes éduquées, puis aisées et bientôt aristocratiques. Il est introduit dans un milieu berlinois huppé dont il observe avec sagacité les habitudes et la psychologie collective, ce qu’il offre de décrire, avec perspicacité et humour et en tant que « correspondant » pour le compte de journaux français tels Le Républicain de Rouen, Le Petit Niçois, L’Action, Le moniteur des théâtres ou La Roumanie (le journal français de Bucarest). Ce nouveau statut de reporter ouvre au jeune homme, émerveillé, les portes d’un monde de festivités, de spectacles, de colloques, d’assemblées et de cocktails où il élargit encore le cercle de ses connaissances, de plus en plus influentes. Cette expérience, fondatrice, il la reproduit deux ans plus tard, lors de son séjour en Angleterre avant de partir au service militaire. Celui-ci achevé (1908), le jeune Maurice est sûr de la voie qu’il veut emprunter. Soutenu par sa mère (malgré les réticences de son père) et enthousiasmé par la fréquentation de ce que l’on appellerait aujourd’hui la « jet set », il veut écrire, il veut être publié. Il l’est d’abord comme journaliste, notamment au prestigieux L’Excelsior, menant une vie de bohème à Montmartre. Après-guerre, il continue à voyager et assure des reportages comme correspondant, notamment pendant la campagne électorale américaine qui aboutit, fin 1920, à l’élection du républicain William Harding.

Désireux « qu’on le prenne [enfin] au sérieux » et sur la base de son expérience américaine, il écrit Mon cœur au ralenti, l’ouvrage qui le lance réellement dans la littérature en 1924 (70 000 exemplaires vendus en six semaines et 500 000 en six mois !), avant que La Madone des Sleepings (1925) ne l’y installe définitivement : de journaliste, Maurice Dekobra est devenu pleinement écrivain.

Le chemin vers le métier d’écrivain (d’« homme de lettres » précisera joliment le contrat qu’il signera en 1918 avec Albin Michel) est complètement différent, et presqu’inverse, pour Pierre Benoit. Celui-ci n’a jamais quitté sa famille jusqu’à son service militaire et, à l’issue de celui-ci, il part faire ses études à Montpellier. Sa licence (droit et histoire) en poche, Pierre Benoit « monte » à Paris en juillet 1909 pour y préparer l’agrégation d’histoire tout en exerçant un emploi de pion qui l’ennuie mortellement, au lycée Lakanal de Sceaux. Il fréquente le Quartier latin, rencontre Maurice Barrès et Anna de Noailles et des écrivains fameux : Giraudoux, Péguy ou Carco… A la veille de la guerre, au moment où Dekobra fréquente de son côté les cabarets montmartrois emplis d’artistes sans le sou et de poètes sans lecteurs, Pierre Benoit accède pour sa part à l’élite intellectuelle nationale. Devenu rédacteur au Ministère de l’Instruction Publique en 1910, Pierre Benoit fréquente le personnel politique et accroit sa fréquentation des écrivains en vogue. Il contribue ponctuellement à des revues à faibles tirages.

Kœnigsmark, publié à la toute fin de la guerre (novembre 1918), est le roman qui lance Pierre Benoit, dont le succès se consolide avec le Grand Prix de l’Académie française qui couronne L’Atlantide en 1920. Pierre Benoit désormais est un écrivain reconnu. En 1922, désireux de prendre quelque distance avec sa conjointe Fernande-Alix Leferrer, il part à l’étranger pour la première fois comme correspondant pour Le Journal : d’écrivain, Pierre Benoit est devenu journaliste.

 

ARNAQUES EN VRAC

 

« Il ne faut jamais croire les écrivains, nous dit (l’écrivain !) Gérard de Cortanze[3], à moins d’accepter que leur vérité n’est atteinte que grâce à une utilisation intempestive du mensonge, de l’omission et de la falsification » en rappelant que, contrairement à ce qu’a toujours affirmé Pierre Benoit avec aplomb et sans être contredit, celui-ci n’a jamais été baptisé dans la cathédrale d’Albi mais dans une simple église environnante. C’est que l’individu est coutumier d’une légèreté d’esprit et d’un état d’esprit potache qui le rend amateur de blagues et de supercheries de collégien.

Ainsi Pierre Benoit, en 1922, simule-t-il auprès de sa compagne de l’époque, Fernande-Alix Leferrer, un enlèvement invraisemblable par les indépendantistes irlandais du parti Sinn Fein (« Nous-mêmes ») pour s’affranchir temporairement de la pression de celle qui veut l’épouser. Cet épisode conjugal rocambolesque, qui mobilise la police judiciaire et est abondamment commenté par une presse goguenarde qui se gausse des démêlés sentimentaux de l’auteur, fait prendre conscience à celui-ci que la notoriété est encombrante. Cela le renforce dans ses habitudes de ne donner à la presse, au public et même souvent à ses amis, que des indications partielles sur ses allées et venues et ses fréquentations.

De même, Maurice Dekobra, parti pour l’Allemagne en 1902, à l’âge de dix-sept ans, prétendra-t-il toute sa vie que ce coup de tête juvénile était consécutif à un coup de foudre : il serait allé rejoindre une jeune fille, Klara, rencontrée quelque temps avant ses examens. Pure affabulation, si l’on en croit les spécialistes de l’auteur qui ne trouvèrent jamais aucune preuve d’aucune sorte pour étayer cette affirmation fort romanesque mais parfaitement fantaisiste.

De même Dekobra signe-t-il, à partir de 1908, toutes ses œuvres (articles de journaux, romans envoyés sans succès aux éditeurs, nouvelles publiées dans des revues…) sous un nom de plume (rappelons que son vrai nom est Tessier). Cette décision est consécutive à la rencontre inattendue avec une diseuse de bonne aventure lors d’un voyage en Algérie cette année-là. Celle-ci lisant l’avenir dans les traces que laissent, dans le sable devant elle, ses deux cobras, elle prédit à Maurice la fortune à condition de… porter un masque… Or, cette recommandation fait écho à un conseil que quelqu’un lui a donné, quelque temps auparavant : prendre un nom de plume prononçable internationalement, afin de réussir à percer. En référence à la prédiction des deux cobras, Maurice Tessier va désormais signer ses textes « Dekobra… »

 

ÉCHEC AU PRIX GONCOURT

 

La montée vers le succès n’est pas nécessairement un chemin de croix mais elle n’est, en tout état de cause, jamais un chemin semé de pétales de rose : confrontés à des oppositions farouches Maurice Dekobra et Pierre Benoit ont en commun d’avoir tous les deux échoué… au prix Goncourt.

En 1918, Pierre Benoit, avec Kœnigsmark, est battu par 6 voix contre 4 par Georges Duhamel avec Civilisation. Trois ans plus tard, en 1921, Maurice Dekobra se présente avec Hamydal le philosophe face à Batouala de René Maran. Il est lui aussi écarté, le scrutin du prix Goncourt étant biaisé (comme souvent) par un accord commercial et financier entre les grandes maisons d’édition qui y présentent leurs poulains. Cette année-là, en 1921, c’est un éditeur de la rive gauche qui en bénéficie : Albin Michel, l’éditeur de… Pierre Benoit !

 

UNE RECONNAISSANCE NATIONALE EN DEMI-TEINTE

 

A chacun de ses romans, Pierre Benoit est autant l’objet d’avis élogieux que de critiques acerbes. Il finit malgré tout par s’imposer grâce à son élection, en 1931, à l’Académie Française mais ses ennemis se rattraperont à la Libération, ne manquant jamais l’occasion de ternir sa réputation avec le rappel de ses démêlés (emprisonnement mais relaxe totale) avec la Commission Nationale d’Epuration.

Les romans de Maurice Dekobra, de son côté, sont délibérément déconsidérés par le milieu intellectuel et littéraire français et spécialement par le microcosme parisien. Cette ostracisme vexatoire contraste avec l’immense notoriété internationale de l’auteur mais atteindra hélas finalement son but : l’œuvre considérable de Dekobra est aujourd’hui largement, et bien plus encore que celle de Pierre Benoit, tombée injustement dans l’oubli.

La Patrie, toutefois, sait reconnaitre leurs mérites et la Légion d’honneur leur est accordée à tous les deux.

 

LE SENS DE LA FORMULE

 

La formation journalistique de Maurice Dekobra le conduit à favoriser des titres de livres qui sont autant de formules d’« accroche », destinées à intriguer les lecteurs, mais qui n’ont pas forcément de liens effectif avec le cœur de l’intrigue. Ainsi joue-t-il abondamment et sans vergogne de la référence implicite (Les liaisons tranquilles - 1920), de l’oxymore provocateur ou baroque (La Madone des Sleepings – 1924 ; Flammes de velours – 1927 ; Pourquoi mourir ? – 1931 ; Confucius en pull-over – 1934 ; L’Homme qui mourut deux fois – 1960) et même de la formule ouvertement racoleuse (Tu seras courtisane – 1927 ; Le sabbat des Caresses – 1935 ; Minuit, l’Heure galante - 1956 ; Vamp ou Vestale – 1957)…

Les choix de Pierre Benoit demeurent plus classiques et plus sages avec, très souvent, le nom du personnage principal (Alberte – 1926 ; Axelle – 1928 ; Monsieur de la Ferté – 1934 ; Aïno ou Jamrose – 1948 ; Fabrice – 1956) mais aussi l’évocation des lieux de l’intrigue (La Châtelaine du Liban – 1924 ; L’Ile verte – 1932 ; Fort-de-France, 1933 ou Les Environs d’Aden – 1940…) et, plus rarement, une référence indirecte à une question connexe (la disparition de Philippe de Kœnigsmark en 1694, le mythe antique de l’Atlantide, l’épisode biblique avec le personnage de David et de Bethsabée, le mythe du royaume africain du Prêtre Jean…)

Quoiqu’il en soit, Dekobra comme Benoit ont le sens de la formule et de l’aphorisme, distillés au long des récits et qui, à la réflexion, se trouvent rarement démentis.

« Les raisonnables ont duré, seuls les passionnés ont vécu », « On dit que partir, c’est mourir un peu mais mourir, c’est partir beaucoup ! » ou encore « Qu’est-ce l’amour ? Pour le philosophe, c’est le ressort de la vie. Pour la courtisane, c’est le ressort… du lit ! » assène Maurice Dekobra avec jubilation.

« Nous portons en nous-mêmes nos propres périls », « On peut admettre que le jeu rapporte parfois, les idées fausses : jamais », « L'ennui ne s'attaque jamais aux âmes qui sont la proie d'une seule pensée », « L'obligation de disserter quotidiennement de choses qu'ils ignoraient la veille entraine les journalistes dans les plus étonnantes confusions » observe finement Pierre Benoit.

 

[1]  Les « Tommies » est le surnom des soldats britanniques

[2] Les « Sammies » (en référence à l’oncle Sam) est le surnom des soldats américains

[3] Pierre Benoit, le romancier paradoxal (2012 - Albin Michel éd.)

1973 - MAURICE DEKOBRA vs PIERRE BENOIT : ROMANESQUEMENT VÔTRE

HABITUES DES BESTSELLERS, CONSACRES TÔT PAR LE SEPTIEME ART

 

En matière de succès et de tirage, Maurice Dekobra et Pierre Benoit font, et de loin, la course en tête des années 1920 aux années 1960. Ils sont les auteurs tout à la fois parmi les plus prolifiques, les plus performants et les plus prisés par le septième art.

Là où Pierre Benoit conserve un rythme moyen d’un livre par an, qu’il écrit après être parti en voyage après avoir assuré la promotion du livre précédent avec son éditeur Albin Michel, Maurice Dekobra en rédige, en moyenne, deux. Il s’agit, généralement, d’un récit de voyage et d’un roman se situant dans la région où il a séjourné, dont la promotion sera agressivement assurée par une campagne médiatique intense de sa propre maison d’édition (La Baudinière) par voie d’encarts publicitaires et d’affiches.

Toutefois, même avec 42 romans, 2 recueils de poésie, une vingtaine de nouvelles, des préfaces, des discours et une dizaine d’ouvrages collectifs, même avec 5 millions d’exemplaires vendus (dont 2 millions pour le seul L’Atlantide) et plus de 30 adaptations au cinéma (toutes œuvres confondues, dont 7 pour L’Atlantide, sans compter plusieurs opérettes), il semble bien que Pierre Benoit soit, globalement, en deçà des performances de Maurice Dekobra. Celui-ci le dépasse nettement avec près de 100 romans, récits de voyage, essais et recueils de poésies (et on ne compte ici que les œuvres où il est seul à rédiger) pour un total de tirages de 90 millions d’exemplaires, traduits au total en 75 langues mais seulement 20 adaptations cinématographiques (dont seulement 2, curieusement, pour l’emblématique Madone des sleepings…)

Le roman-phare de Pierre Benoit, L’Atlantide, paru en 1919, est adapté seulement deux ans plus tard (1921 par Jacques Feyder), suivi par Kœnigsmark (paru en 1918), porté à l’écran en 1923.

C’est la même chose pour Maurice Dekobra dont La Madone des Sleepings (1925) est adapté au cinéma dès 1927 par Maurice Gleize, suivi par celui qui le précède dans une trilogie : Mon Cœur au ralenti (1924), porté à l’écran en 1928.

La dernière adaptation d’un roman de Pierre Benoit date de 1992 (L’Atlantide de Bob Swaim) et celle de Maurice Dekobra date de 2003 (Satan refuse du monde de Jacques Renard).

Il est enfin à noter la série TV de septembre 1980, intitulée Les Amours des Années Folles,  qui comprend treize histoires d'amour inspirées de l’œuvre de Pierre Benoit et de Maurice Dekobra et dont deux épisodes portent précisément le nom d’un de leurs romans (Alberte et Prince ou Pitre).

 

VOYAGES, VOYAGES…

 

Le goût des voyages est commun à Maurice Dekobra et Pierre Benoit. Il caractérise même leur personnalité aussi bien que leurs romans car il est la source principale de leur inspiration. Mais le voyage est différemment envisagé et pratiqué par l’un ou l’autre des écrivains.

1973 - MAURICE DEKOBRA vs PIERRE BENOIT : ROMANESQUEMENT VÔTRE

C’est à l’occasion de ses incessants voyages (à partir de 1922) que Pierre Benoit écrit, le plus souvent, ses romans.[1] « Je travaille presqu’exclusivement en voyage, affirme-t-il en 1957 durant une série d’entretiens radiophoniques au journaliste Paul Guimard. Jadis, il m’est arrivé de prendre le train pour Bruxelles ou Anvers afin d’y travailler tranquillement dans une chambre d’hôtel ». A proprement parler, il est vrai que Pierre Benoit n’a pas de domicile fixe réel et le 120 rue d’Assas, à Paris, n’est que l’adresse de sa mère et de ses sœurs, où il ne loge pas, en réalité. Son ami Maurice Garçon explique d’ailleurs avec humour que ses proches n'ont toujours pour adresse que son adresse… précédente et que, pour lui écrire, le mieux et d’utiliser celle-ci et d’inscrire sur l'enveloppe : « faire suivre » !

Pierre Benoit travaille partout, en train, en bateau (spécialement sur les lignes des Messageries Maritimes) ou à l’hôtel (notamment du Touring et des Voyageurs, à Saint-Céré). A la question de Paul Guimard « Quel est votre occupation préférée ? », il répond du reste : « le voyage » et à « quel est votre rêve de bonheur », il répond : « être en mer »… Partout où il passe, il glane des idées pour de futurs romans tels que Les Agriates (1950) après son voyage en Corse, même s’il ne visite pas forcément les lieux concernés : ainsi va-t-il rédiger son roman Erromango où il décrit l’ile éponyme des Nouvelles-Hébrides, simplement entrevue de loin lors de son tour du monde en 1928 ! Qu’importe, avec un nom pareil, le roman « s’écrit tout seul » se justifie-t-il…

« Contrairement à un autre abonné des best-sellers de l’époque, Pierre Benoit, qui s’arrête deux jours aux Antilles et en tire un livre, Maurice Dekobra écrit sur des sociétés qu’il prend le temps d’observer minutieusement » explique Philippe Collas.[2] C’est par exemple le cas pour son séjour de près d’un an aux Etats-Unis (1920) qui lui permet de décrire le New York de la Prohibition dans Mon Cœur au ralenti (1924). C’est aussi le cas pour son voyage de six mois en Inde en 1929 dont il tire immédiatement un livre de souvenirs (Les Tigres parfumés) et un roman (Le Sphinx a parlé). C’est encore le cas l’année suivante, avec son séjour d’un an en Californie où il fréquente le tout-Hollywood et d’où il tire L’Archange aux Pieds fourchus, et bien d‘autres encore, tel Sept ans chez les Hommes libres qui décrit les Etats-Unis où il s’est exilé durant la Seconde guerre mondiale.

Comme Pierre Benoit, Maurice Dekobra est insaississable. Le journaliste Jacques Daltier écrit en 1934 dans L’indépendance belge : « Ce qu’il faut à Maurice Dekobra pour imaginer un roman c’est un stimulant. Certains écrivains choisissent le tabac, l’alcool et même l’opium. Dekobra, en sportif qu’il est, a choisi les voyages. Il y a toujours quelque paquebot qui largue ses amarres ou quelque train qui siffle et Dekobra ne résiste jamais à l’appel de la sirène. Au départ, il emporte dans ses cartons un projet de roman, le sujet est banal mais le voyage produit le miracle et, au retour, le roman est écrit. » A partir de 1928, Dekobra est toujours sur un paquebot de la French line Paris-New York, ou dans un train, ou en automobile sur les routes d’Europe. De promotions en conférences, de vacances en dédicaces, il ne passe dans son appartement de la rue Freycinet que pour y déposer ponctuellement des objets variés rapportés de ces pérégrinations et qui font ressembler son logement à un bric-à-brac digne de la cave du château de Moulinsart.

 

FEMMES REELLES ET HEROÏNES RÊVEES

 

Et les femmes ? Elles sont au cœur des intrigues et des préoccupations des deux romanciers mais, là encore, Pierre Benoit et Maurice Dekobra en ont une approche très différente.

Pierre Benoit est toute sa vie un séducteur impénitent en même temps qu’un amoureux dont il n’y a pas lieu de douter de la sincérité des sentiments, même ceux-ci concernent de nombreuses femmes successives (et quelque fois simultanées !) Ainsi les recherches de l’Association des Amis de Pierre Benoit nous ont-elles largement informés sur la modiste Fernande-Alix Leferrer (avec laquelle il vécut plus de dix ans, jusqu’en 1922), la demoiselle Derennes (employée de boulangerie), l’infirmière Marie-Antoinette « Mimie » Olieu, la danseuse gréco-libanaise Marika Zaphiropoulo, la princesse égyptienne Gülseren, la comédienne Yvonne Legeay, la parisienne Marie-Thérèse Carrier (avec laquelle il eut un fils), la comédienne Musidora (Jeanne Roques), l’actrice Renée Leflers (qu’il envisagea d’épouser en 1926), la chanteuse Marie Dubas, la grande bourgeoise Hélène Goldschmidt, la comédienne Andrée « Spy » Spinelly, la femme du monde Fernande Boissière, la richissime américaine Florence Gould vers 1935, la comédienne australienne Betty Stockfeld en 1939 et, bien sûr, Marcelle Milliès-Lacroix (épousée en 1947), tout  cela sans préjudice d’autres dames, à découvrir encore…

Quant aux héroïnes des romans « pétrobénédictins », elles sont toutes différentes mais ont en commun de porter pareillement un prénom commençant par un A. Surtout, elles sont toutes les dea ex machina d’événements dans lesquels les héros principaux de l’intrigue, masculins, se démènent comme ils peuvent.

Il n’est rien de tout cela chez Maurice Dekobra qui va user de l’atout que lui confère le fantastique succès de La Madone des Sleepings pour faire ré-apparaitre ultérieurement, de façon directe ou indirecte, la personnalité délicieuse de Lady Wynham. Mais le « filon féminin » n’est pas à proprement parler celui qui est majoritairement exploité par Dekobra. Ce qui intéresse celui-ci, c’est davantage une réflexion sociologique d’ordre général, menée sous des dehors humoristiques et romanesques. La façon dont l’environnement social et économique influence l’individu fascine Dekobra qui met en garde, très tôt, contre le matérialisme de la société de consommation, l’emprise de gourous habiles et sans scrupules sur les foules ou encore la standardisation des modes de vie qui conduisent à une forme de pensée unique dans une population bientôt manipulée par quelques-uns. Un siècle plus tard, nous y sommes toujours.

Au plan personnel, et contrairement à Pierre Benoit qui fait semblant de dissimuler une vie personnelle à propos de laquelle il laisse en réalité de nombreuses traces, spécialement épistolaires, Dekobra est d’une nature très secrète. Se défiant des media, excessivement individualiste, il est bien plus insaisissable que Pierre Benoit à propos de sa vie personnelle et le reconnait : « Si je voyage beaucoup, je suis cependant plus cadenassé qu’un coffre marin. » Tout au plus est-on fondé à penser qu’il est, de 1930 à 1931, l’amant de Lucie de Polnay, aristocrate polonaise huppée de 19 ans sa cadette et vivant à Paris. Cette liaison ne défraie d’ailleurs la chronique qu’une fois qu’elle a pris fin et lorsque la malheureuse Lucie, neurasthénique, met fin à ses jours en 1933, à l’âge de 27 ans, au même âge que sa mère avant elle. Avide mais frustrée, la presse fait courir sur le compte de Dekobra des rumeurs extravagantes (nationalités autres que française, divorces cachés, mariages secrets…) et l’accuse même d’homosexualité dès 1931, pour mieux le faire sortir du bois - sans succès -. Maurice Dekobra ne s’est pas marié, n’a pas eu d’enfant et n’a pas laissé de trace derrière lui, brûlant même de nombreux papiers avant sa mort.

 

RENCONTRE AU SALON…

 

Ecrivains à succès, contemporains et traitant de thèmes communs (relations humaines et sentimentales, voyages…) qui les a nécessairement rendus concurrents, Maurice Dekobra et Pierre Benoit se sont-ils côtoyés ? Nous n’en avons pas d’indication. Nous savons en revanche qu’ils se rencontrés, ce qui n’a rien d’étonnant, et cela par deux fois au moins, en 1925 et 1927.

Dans son édition du 15 mai 1935, le quotidien Le Journal (qui emploie de longue date Dekobra et Benoit comme correspondants !) annonce, pour le lendemain vendredi, la tenue de « L’après-midi du livre au bénéfice des écrivains anciens combattants. » Il s’agit de ce qui s’appelle de nos jours le « Salon des Ecrivains Combattants ». En 1935, il s’agit toutefois plutôt d’une forme de kermesse de charité pour rassembler des fonds grâce à la vente d’effets de mode et d’accessoires dont la promotion est assurée par des personnalités du moment. Ainsi est-il prévu que Pierre Benoit soit là en compagnie de la chanteuse Marie Dubas. C’est l’occasion pour Le Journal de se livrer à une rétrospective en rappelant la première édition du genre avait été tenue dix ans auparavant, en 1925, dans un « salon prêté par un grand couturier des Champs-Elysées ». Et pour ces festivités (qui avaient rapporté 30 000 FRF de vente [= l’équivalent de 34 mois de salaire d’un instituteur débutant de 1925] comparés à 2000 FRF de dépenses engagées), l’article rappelle qu’étaient présents « outre quelques autres, Georges Lecomte[3], Pierre de Nohlac[4], Maurice Dekobra et Pierre Benoit. »


[1]  Toute la terre par Pierre Benoit (1988 - éd. Albin Michel)

[2]  Philippe Collas, Maurice Dekobra, gentleman entre deux mondes (2001 - éd.Séguier)

[3]  Georges Lecomte (1867 – 1958), romancier, dramaturge et académicien (1924).

[4]  Pierre de Nohlac (1859 – 1936), historien et poète

1973 - MAURICE DEKOBRA vs PIERRE BENOIT : ROMANESQUEMENT VÔTRE

Le quotidien Paris-Soir (6 mai 1927), de son côté, explique que Maurice Dekobra et Pierre Benoit étaient également présents tous les deux, la veille, au 27 rue Drouot à Paris, lors de la réunion préparatoire du jury devant décerner le « Prix littéraire des Industries de Luxe ». Pour l’anecdote, ce prix sera attribué dix jours plus tard et par 7 voix sur 9 à Gabriel Reuillard pour L’homme nu (ainsi qu’une somme rondelette de 30 000 FRF). Le scrutin étant secret, on ignore cependant sur quelles œuvres se portèrent les votes de Maurice Dekobra et de Pierre Benoit.

 

-oOo-

 

Contemporains, amateurs de voyages, de littérature et de femmes… Beaucoup de raisons paraissaient rapprocher Maurice Dekobra et Pierre Benoit. A l’analyse, il apparait toutefois que leurs points communs réels sont limités. La psychologie personnelle des deux individus, leur manière d’écrire et les thèmes abordés apparaissent très différents et consécutifs à un parcours de vie très dissemblable. Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, qu’ils ne se soient pas côtoyés. Au moins auront-ils traversé le XXème siècle d’une façon si singulière qu’un certain (mais trop rare) public continue-t-il encore de s’intéresser à eux.

 

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M
La fille d'Anne-Mariel l'appelait son oncle mais c'est bizarre parce qu'il était enfant unique :<br /> <br /> https://cdnc.ucr.edu/?a=d&d=DS19631021.2.50&e=-------en--20--1--txt-txIN--------1 : article en anglais sur le mariage d'Evelyn Archdeacon, il est dit "Equally distinguished in the field of letters is her uncle, Maurice de Kobra"<br /> <br /> Et sur son site internet, elle écrit de nouveau (en anglais) : https://www.artavita.com/artists/412-evelyn-morris : "My brilliant mother, ANNE-MARIEL, was a prolific writer with 120 books published. My uncle, MAURICE DEKOBRA, also a writer, was internationally acclaimed for his work and has been translated into fifty three languages. "<br /> <br /> Et sur son disque (elle avait essayé de faire une carrière dans la chanson) : https://www.youtube.com/watch?v=lN8X5x-KYlo, il écrit "Elle chante, elle enchante signé Maurice Dekobra." <br /> <br /> Peut-être était-il un excellent ami de la famille et "oncle" est seulement un terme affectueux.
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M
Bonjour, savez-vous pour quelle raison, Maurice Dekobra a écrit plusieurs livres avec Anne-Mariel ?
Répondre
M
Merci pour votre réponse !
S
De ce que je sais, Anne-Mariel était une "prêt-plume" très connue des milieux littéraires des années 60 et 70 et Maurice Dekobra, à cette date, commençait à être assez âgé tout en ayant des besoins d'argent (il avait été lourdement escroqué). Quant à ses relations plus personnelles, éventuelles, avec elle, nous n'ens avons rien.<br /> Merci de votre intérêt pour cet auteur et pour mon blog.

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