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LA PLUME ET LE ROULEAU

LA PLUME ET LE ROULEAU

250 chroniques éclairent le présent à la lumière de l'histoire


1836 : La fascination LACENAIRE

Publié par Sho dan sur 9 Janvier 2004, 15:56pm

Catégories : #Crimes & affaires judiciaires

Bande annonce du film "Les enfants du paradis" de Marce Carné (1945) dont lintrigue comporte le personnage de Lacenaire

Cher(e)s Ami(e)s des chroniques de la Plume et du Rouleau,

Remontons le passé pour nous retrouver le 9 janvier 1836 (il y a exactement 167 ans jour pour jour aujourd’hui, c’est proprement incroyable), à la lisière d’un Paris fort différent d’aujourd’hui, à ce qu’on appelait alors la « barrière Saint-Jacques » (l’endroit où l’on entrait dans Paris en venant d’Arcueil).

Ce jour-là, un dénommé Pierre-François Lacenaire, délinquant et criminel, y est guillotiné.
 

Cette exécution aurait pu être vite oubliée. Il n’en fut rien. Le nom de Lacenaire, étrangement, a hanté l’imaginaire collectif dès avant sa mort et son nom résonne encore à nos oreilles. L’homme a fait l’objet d’une abondante littérature à son sujet, il a aussi  inspiré Stendhal pour son personnage de Valbayre, dans « Lamiel ». Au cinéma, il a été incarné par Michel Herrand (ci-dessus) dans « Les Enfants du paradis » de Marcel Carné (1945) et par Daniel Auteuil dans le film éponyme (1990). Les chroniqueurs de son temps ont vu en lui une sorte de « héros romantique ». Des « historiens » d’aujourd’hui l’ont qualifié de « monstre magnifique » tant son originalité et ses crimes étaient, selon eux, l’incarnation de tous les vices inavoués de l’hypocrite société bourgeoise de son temps, laquelle l’avait choisi comme victime expiatoire. Quant aux homosexuels actuels, ils l’ont placés en bonne place dans le panthéon supposé des victimes du conformisme de la morale du début du XIXème siècle.

Ainsi Lacenaire, autant par ce qu’il fut que par la problématique qu’il incarnat, n’en finit pas de fasciner. C’est pourquoi la chronique d’aujourd’hui a choisi de vous emmener, près de deux siècles en arrière, sur les traces d’un inquiétant personnage qu’il valait mieux avoir en peinture que comme voisin de palier… Les bourgeoises et les bourgeois de l’époque en frissonnent encore… 

Pierre François Lacenaire naît le 20 décembre 1803 à Lyon. Il est le fils d'honorables commerçants établis à Francheville. A l’issue d’une scolarité dans différents établissements, notamment catholiques, de la région, il exerce divers métiers à partir de l’âge de 16 ans : employé chez un avoué, chez un notaire, dans une banque.

Sans succès.

A 22 ans, il « monte » à Paris et se lance dans les activités littéraires : il entend vivre de sa plume et écrit un vaudeville qui est joué. Est-ce le début de la gloire ? Las !  L’aventure littéraire tourne court et les articles qu’il écrit pour les journaux ne lui sont pas payés. Un an plus tard, il s’engage dans l’armée puis déserte au bout de quelques mois. A 25 ans, il s’engage de nouveau puis déserte encore !

L’année 1829 le voit sans ressource et sans abri. Il le racontera plus tard dans ses mémoires : « 10 mai 1829 - Il y a avait un mois que j’étais sur le pavé de Paris, cherchant à sortir du cercle de la misère placé autour de moi ; je n’avais rien négligé ; j’avais employé tous les moyens honnêtes et (…) partout : dédain, promesses trompeuses. (…) Je vis d’un côté une société de riches, s’endormant dans ses jouissances et calfeutrant son âme contre la pitié et d’autre part une société de misérables qui demandaient le nécessaire à des gens qui regorgeaient le superflu. (…) (Et) moi, fait pour m’asseoir aux premiers rangs du banquet de la vie, on me refuse du pain, du pain que je demande à gagner !? » 

Sa conviction est faite : il n’a plus rien à faire dans cette société dont il va se venger. Il vole un cabriolet et écope d’un an de prison, qu’il purge à Poissy. De retour à Paris, vivant de diverses escroqueries, il est de nouveau condamné pour vol d’argenterie dans un restaurant (1833) et retourne en prison pour 13 mois.

A sa sortie, il passe à la vitesse supérieure : le 14 décembre 1834, impasse du Cheval-Rouge à Paris, il assassine froidement un ancien camarade de prison de Poissy, Chardon, ainsi que la mère de ce dernier,. Pour son forfait, il s’est adjoint la complicité d’un mauvais garçon, menuisier de son état, du nom d’Avril.

Quinze jours plus tard, et avec la complicité d’un autre mauvais garçon du nom de François, il tente cette fois d’assassiner un garçon de recette rue Montorgueil à Paris. L’affaire rate. Lacenaire s’enfuit alors en province et emprunte une fausse identité. Mais, le 2 février 1835, il est arrêté, presque par hasard, à Beaune, sous le nom de Jacob Lévy pour une banale histoire d’escroquerie. Il est démasqué et convaincu de crime. Ses complices sont arrêtés également. Le procès en assises va avoir lieu du 12 au 14 novembre 1835.

Mais ce qui n’aurait pu être qu’un banal fait divers mettant en scène un simple voyou devenu criminel va en fait devenir un véritable débat de société. Pourquoi ?

Car, dès l’entrée des trois accusés dans le box (Avril, François et Lacenaire), le public découvre, stupéfait, que Lacenaire ne ressemble guère à ses deux comparses, lesquels pâtissent d’une physionomie de brutes épaisses, bref, de trombines d’assassins ! Lacenaire est au contraire aux antipodes de ces gibiers de potence sur lesquels plane l’ombre de la guillotine : c’est un homme jeune (presque 32 ans) au visage agréable, vêtu à la mode d’une redingote bleue à col de velours, qui porte une fine moustache et qui sourit aimablement à son avocat.

Cette « bonne tête » suscite d’emblée un malaise : comment un criminel peut-il ne pas avoir une mine patibulaire, se demande un public fortement marqué par les théories de physiognomonie très en vogue depuis la fin du XVIIIème siècle ? Depuis quelques années déjà, en effet, les développements scientifiques tous azimuts ont conduit à des recherches très poussées sur la corrélation entre la physionomie d’un individu et les traits de sa personnalité. Front haut ou bas, regard franc ou fuyant, mise soignée ou négligée, gestes fermes ou peu sûrs sont autant d’indicateurs « scientifiquement » répertoriés par les criminologues pour repérer et traquer les assassins : cela n’est rien d’autre que l’ancêtre des actuelles techniques de morphopsychologie utilisées par les DRH de tout poil avec la crédibilité que l’on sait...

Mais Lacenaire contrevient complètement à ce modèle : c’est un bourgeois de bon ton et, scandale pour cette frange ascendante de la société, il est accusé, sans l’ombre d’un doute, des crimes les plus cyniques.

Et le cynisme, Lacenaire en fait preuve tout au long du procès. Il revendique bien haut ses crimes. Affichant les signes les plus évidents de mépris pour les larrons qui l’accompagnent et qui témoignent contre lui pour sauver leur tête, il s’acharne en retour à les charger au maximum pour les conduire avec lui à l’échafaud ! D’ailleurs, il n’a cure de son sort et il ajoute la provocation à la désinvolture : durant les débats, il lit ostensiblement le journal, s’endort ou éclate de rire et, quand le président l’interroge, il se lève pour une longue tirade au cours de laquelle il réclame la peine de mort pour lui-même et pour ses compagnons !

Après trois jours de procès qui laissent abasourdis les journalistes et les chroniqueurs judiciaires de l'époque, il est condamné à la guillotine ainsi qu’Avril, tandis que François est envoyé au bagne à perpétuité.

 

Mais le scandale ne fait en réalité que commencer. A l’issue de l’arrêt de la cour d’assises, Lacenaire, qui ne demande aucune grâce, est envoyé à la Conciergerie pour y passer les quelques semaines qui vont le séparer de son exécution. Cette période va-t-elle être propice à un repentir, une expiation, une introversion qui, logiquement, devraient toucher tout homme qui se sait à quelque temps de sa mort ?

Aucunement.

Lacenaire transforme sa prison en salon de lecture et d’écriture. Il reçoit des amis, des hommes d’église et de lettres, des journalistes. Il lit les journaux et leur écrit, commentant l’actualité. Il rédige ses mémoires, où il exprime sa révolte, sa philosophie de la vie et où il revendique ses crimes. Il écrit des poèmes : « Salut à toi, ma belle fiancée / Qui dans tes bras va m’enlacer bientôt / A toi ma dernière pensée / je fus à toi dès le berceau… » Il s’adresse ainsi naturellement à… la guillotine ! Il affiche sa tranquillité d’esprit face à la mort, expression d’un athéisme qu’il revendique clairement. Le public est stupéfait de ce comportement et les journaux évoquent les grands modèles du courage antique : Socrate, Sénèque…

Mais cette attitude, qui nous surprendrait certes aujourd’hui mais provoquerait davantage d’amusement que d’indignation, suscite une polémique qui enfle. Comment cela ?

C’est que Lacenaire perturbe complètement le schéma de société que la bourgeoisie montante, issue de la Révolution (même si nous sommes encore sous la Monarchie de Louis-Philippe, édulcorée de parlementarisme naissant), tente de mettre en place.

Lacenaire n’a rien d’un monstre physique, c’est un jeune homme bien mis et correctement né, qui a fréquenté les Jésuites dans sa jeunesse, nous l'avons vu. Il bat complètement en brèche les idées de son temps selon lesquelles il y a une corrélation entre les « classes laborieuses », frustes et peu éduquées et les « classes dangereuses », donc naturellement disposées au crime en raison de leur faible éducation. Il apporte un démenti complet à la philosophie des Lumières qui associe le savoir et la moralité.

Mieux, il donne des arguments à la fraction la plus réactionnaire de la société, laquelle regrette amèrement l’ordre séculaire qui prévalait dans la monarchie d’avant la Révolution : Lacenaire est éduqué, il a lu Rousseau, Diderot et Helvétius qui ont instillé l’athéisme dans son esprit, le déliant de toute peur du châtiment immanent. Les statistiques de l’époque le démontrent d’ailleurs : le niveau d’éducation joue un rôle indéniable dans l’importance de la récidive. L’argument est particulièrement gênant pour le ministre François Guizot qui, en 1833, a fait passer à grand peine une loi sur l’instruction primaire et envisage de poursuivre sa politique d’éducation publique avec un autre texte sur l’enseignement secondaire.

Mais c’est évidemment l’ensemble de la littérature issue de la philosophie des Lumières qui est attaqué : Byron, Dumas ou Sand n’ont-ils pas offert en modèles des héros transgressant les lois sociales et l’ordre divin, des hors-la-loi qui, par la sympathie qu’ils ont provoqué, permettent aujourd’hui au public, influençable, d’être séduit par ce voyou immoral ? Le journal « Le Mercure de France » écrit ainsi : « Lacenaire ? mais c’est un héros de roman et de mélodrame ! ».

Lacenaire est enfin un bourgeois, un matérialiste uniquement mû par la soif de richesse qui, ses ambitions déçues, a trouvé le crime comme seule voie pour les assouvir : il est caractéristique de la société post-révolutionnaire, laquelle est accusée d’avoir libéré l’individu du poids des traditions et déchaîné en lui des envies excessives pour la seule possession de l’argent. Tout fout le camp, décidément, et Lacenaire incarne une menace imprévue : celle de la criminalité en « col blanc », qui transgresse le schéma des classes sociales et représente une menace indiscernable. Si, entre gens du monde, on s’assassine, où va-t-on ? Lacenaire scandalise tout à la fois parce qu'il ne répond à aucun des critères de la criminalité habituelle de son siècle et parce qu'il défie les lois d'une société bourgeoise dont il a gardé les manières.

Lacenaire est donc l’incarnation d’une anarchie, d’un retournement complet des valeurs : il transgresse l’ordre moral et divin, il dispose des connaissances qui lui permettent d’intellectualiser sa révolte et d’en faire la promotion, il défie les institutions et s’érige en modèle de liberté de conscience, il n’a cure du châtiment des hommes et se rit de la mort qui l’attend, mieux : il l’appelle !

Tordons cependant le cou à deux légendes galvaudées : d’abord rien ne prouve que Lacenaire ait été homosexuel, ce qu’il n’a jamais revendiqué (il ne s'en serait sûrement pas privé !) Ensuite, si rien n’indique que Lacenaire soit allé gaiement à l’échafaud (ni même qu’il a, a-t-on pu lire, tourné sa tête pour voir tomber le couperet), l’étude des sources postérieures à son exécution montre en revanche clairement que la presse officielle a tenté de faire accréditer la version d’un Lacenaire terrorisé, ce qui ne fut aucunement le cas, selon les témoins oculaires.

En le guillotinant le 9 janvier 1836, la Justice entendait tout à la fois faire œuvre de punition et de pédagogie et adresser un avertissement à tous les révoltés potentiels contre l’ordre établi. Mais ses tentatives de falsification n’ont abouti qu’à faire de Lacenaire l’objet (d’encore davantage) de curiosité et même d’une forme de mythologie.

Alors dandy sublime ? Ignoble criminel ? Vulgaire escroc ? Poète magnifique ? Artiste méconnu ? Mythe impérissable ? Simple psychopathe ? Un peu de chaque ou, peut-être, rien de tout cela ? Vous êtes seuls juges mais, quoiqu’il en soit, l’homme, au fond, n’aura pas été si révolté que cela : il aura cherché à passer à la postérité et à obtenir, quoiqu’il en dise, une reconnaissance de la part de ses contemporains. Et il y aura réussi.

Finalement, Lacenaire se sera embourgeoisé, lui aussi

Bonne journée à toutes et à tous. 

La Plume et le Rouleau © 2003

Envie d'un roman policier de l'entre-deux-guerres ? Dans Derrière les lignes (Alterpublishing - 2017), l'écrivain Pierre Benoit mène l'enquête à Paris en 1925 pour démasquer un mystérieux tueur en série.

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