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LA PLUME ET LE ROULEAU

LA PLUME ET LE ROULEAU

250 chroniques éclairent le présent à la lumière de l'histoire


1961 : ADOLF EICHMANN, un fonctionnaire bien tranquille

Publié par La Plume et le Rouleau sur 15 Décembre 2001, 18:02pm

Catégories : #Crimes & affaires judiciaires

Mes Chers Ami(e)s et amateur des Chroniques de la Plume et du Rouleau,
 
Le 15 décembre 1961 donc, un homme était condamné à mort par un tribunal. Banal ? Pas tant que cela... Le verdict était certes attendu. Pourtant, il venait au terme d’un débat passionné qui ne prit pas fin avec la sentence.
 
L’homme, en effet, s’appelait Adolf Eichmann : un ancien lieutenant-colonel SS, notamment chargé, à Budapest à la mi-1944, de la déportation des juifs hongrois à Auschwitz.
 
Le tribunal était celui du district de Jérusalem.
 
Ce n’est pas tant des faits (l’enlèvement rocambolesque d’Eichmann en Argentine le 11 mai 1960 par les services secrets israéliens) dont je vous entretiendrai mais du débat de fond qui agita l’opinion publique et les intellectuels.
 
Justice, vengeance, légalité, légitimité, pardon, grâce, amnistie et oubli sont en effet des problématiques éternelles. 
Rappelons d’abord brièvement les faits : Adolf Eichmann est un allemand qui adhère en 1932 au parti nazi. Cela n’a rien d’original à l’époque. Mais lui se spécialise dans la « question juive ». En 1935, il apprend l’hébreu et le yiddish et rédige un ouvrage sur le sionisme : il soutient la nécessité de trouver une terre pour les juifs (avec à l’évidence quelques arrière-pensées...)

En 1938, il organise même l’émigration forcée des populations juives de Vienne vers la Palestine (il dépasse d'ailleurs ses « objectifs » avec 50 000 personnes en six mois).
 
Mais la guerre entraîne la fermeture des frontières des pays susceptibles de les accueillir : à Prague, Eichmann s’occupe alors du regroupement des populations dans des ghettos. En 1942, il assiste à la conférence de Wannsee qui valide la « Solution Finale ».

En 1944, Eichmann est à Budapest. Alors que le Reich est cerné de toutes parts et que les Alliés ont débarqué en Normandie, il envoie encore méthodiquement environ 6 à 9 000 personnes par jour vers Auschwitz.
 
En 1945, l’Allemagne nazie s’effondre définitivement. Eichmann s’échappe tandis que ses amis sont jugés à Nuremberg. Mais en 1960, il est repéré en Argentine où il travaille dans une usine automobile (Mercedes !) Le Mossad l’enlève. Il est traduit devant le tribunal de Jérusalem. Il choisit pour le défendre Me Servatius, un des avocats des accusés de Nuremberg.
 
Nous voilà au coeur du sujet, bourré de paradoxes et d’ambiguïtés.
 
La capture d’Eichmann apparaît évidemment comme un grand succès pour la justice en général et pour l’état juif en particulier.
 
Pourtant, un certain nombre de voix s’élèvent contre la façon dont Eichmann est mis en accusation.
 
Ce sont d’abord les conditions de son arrestation qui sont mises en cause : le Mossad n’a ni plus ni moins que procédé au rapt d’un citoyen argentin sur son territoire au mépris de toute règle de droit : ni demande d’extradition, ni mandat d’arrêt international. L’Union Soviétique proteste même auprès de l’ONU au nom de « l’observation scrupuleuse du principe de souveraineté des états » (sur le chapitre de la mauvaise foi, les soviétiques étaient imbattables). L’incident, cependant, est vite clos.
 
D’autres questions sont plus fondamentales : peut-on juger un homme dans un état (Israël n’est né qu’en 1948et selon des lois qui n’existaient pas au moment des faits ?
 
Pour les anciens Alliés, qui engagèrent le procès de Nuremberg, la réponse est oui : à crimes d’exception, lois rétroactives.
 
Mais, et c'est une forme de paradoxe, pour le président du Congrès Juif Mondial, Nahum Goldman, la réponse est non : il faut un tribunal international spécial où seraient représentées les démocraties. Mais il n’existe pas, alors, de Tribunal Pénal International (contrairement à aujourd’hui) : se poser un telle question reviendrait auusi, de facto, à s’interdire de juger les anciens nazis en République Fédérale d'Allemagne (dont les institutions, par définition, n’existaient pas non plus).
 
Me Servatius, l'avocat qui défend Eichmann, attaque en outre sur un autre front : comment peut-on considérer que les jurés rendront un jugement équitable et serein alors qu’ils sont tous juifs et auraient eux-mêmes pu être victimes de la Solution Finale ? Ce procès n’est-il pas au fond joué et truqué d’avance ? N’est-il pas destiné à la propagande en faveur du gouvernement de Golda Meir et du jeune état juif dirigé par Ben Gourion ? Ne s’agit-il pas, au fond, d’une simple vengeance des juifs, qui, enfin, peuvent tenir un nazi pour lui régler son compte ? Où est la vraie justice dans tout cela ?
 
La journaliste juive new-yorkaise Hannah Arendt va, elle, entamer une série d’articles sur le même thème : elle se scandalise que l’on se serve du génocide comme d’un argument politique et comme d’un moyen de s’affirmer sur la scène internationale. Ce drame n’a pas à être resservi à tout propos pour justifier la politique d’Israël. Où est la mémoire des victimes dans tout cela ? C’est le thème de l’ « instrumentalisation de la Shoah » : thème par ailleurs délicat à manier car il sera utilisé plus tard également par les « révisionnistes » qui accuseront Israël d’extorquer de l’argent à l’Allemagne ainsi que par les pays arabes pour déplorer que la spoliation brutale des populations palestiniennes en 1948, soit, elle, passée sous silence.
 
Le procès débute, néanmoins, le 11 avril 1961 et le rôle crucial et personnel d’Eichmann dans la méticuleuse mécanique du génocide est progressivement et imparablement mis en lumière. Il s’agit au vrai d’un véritable cours d’histoire pour les jeunes générations israéliennes dont un grand nombre n’a pas connu la guerre.

C’est toute la mise en oeuvre du génocide juif qui est révélée. Comparé à l’ampleur d’un crime qui dépasse de très loin son procès, Eichmann est, lui, complètement insignifiant : de taille moyenne, avec des petites lunettes, un crâne moyennement dégarni et une voix calme et modérée.

Eichmann n’a pas l’allure des
criminels de guerre arrogants et pleins de morgue que furent ceux de Nuremberg. Incroyablement banal, l’individu est d’une modestie qui en est même irritante.
 
Son système de défense, du reste, est simple : il se présente comme un simple fonctionnaire subalterne qui s’est contenté d’obéir aux ordres. Certes, son service organisa la concentration et le transport des populations. Mais qu’y pouvait-il ? il s’agissait d’une tâche dont il s’est tout bonnement acquitté, consciencieusement et avec discipline. La politique d’extermination proprement dite fut, elle, décidée ailleurs...
 
Eichmann ne va pas jusqu’à dire qu’il a tenté de sauver des juifs mais insiste sur le fait qu’il a toujours défendu, et c’est vrai, la création d’un état pour y mettre ceux-ci. Dans ce registre, il évoque d’ailleurs avec habileté les tractations menées en 1943/44, infructueusement, avec la Grande-Bretagne pour que celle-ci accueille des juifs en Palestine (alors sous son contrôle) et accepte d’échanger des camions contre 10 000 juifs hongrois. L’argument prend un tour particulièrement accablant pour l’Angleterre quand des dirigeants sionistes eux-mêmes, abondant dans le sens d’Eichmann, révèlent alors le refus, en 1944, de la Grande-Bretagne, de souscrire à ce troc, laissant de facto les wagons continuer à arriver à Auschwitz...
 
Quoiqu’il en soit, le 15 décembre 1961, la sanction tombe : Eichmann est condamné à mort.
 
Et ce sont pourtant encore des Juifs qui vont demander sa grâce !
 
Le philosophe Martin Buber tente durant deux heures de convaincre le chef de l’état Ben Gourion de l’inutilité de la peine de mort (vieux débat !). Gershom Sholem, historien des religions, est opposé également à la sentence mais pour une autre raison : Eichamnn exécuté, ne risque-t-on pas de penser que le compte est définitivement réglé ? Ne risque-t-on pas de juger cette sentence définitivement expiatoire pour oublier ensuite le génocide ? D’une façon générale, des voix s’élèvent pour s’interroger : à quoi bon ? Eichmann fut un rouage dans une gigantesque mécanique, il ne fut pas le seul même s’il en fut une pièce importante, s’il n’avait pas été à son poste, un autre y aurait été. L’individu doit-il payer pour le régime nazi dans son ensemble ?
 
Au-delà de toutes ces questions qui ont fait l’objet d’une littérature abondante et dont j’ai tenté modestement de vous restituer la complexité, quelque chose va cependant peser lourd. Un élément immatériel, impalpable mais visible : l’attitude d’Eichmann lui-même.
 
Jamais celui-ci n’émettra le moindre remords, le moindre regret. Il persistera dans son attitude de fonctionnaire quand toutes les pièces versées démontreront le rôle personnel et objectif qu’il prit dans l’efficacité de la déportation de milliers d’êtres humains. Son obstination à paraître plus banal, plus insignifiant qu’il ne fût en réalité offrira à Hanna Arendt le titre de son ouvrage : « Essai sur la banalité du mal ».
 
Le 31 mai 1962, Ben Gourion refuse le recours en grâce.

Eichmann est pendu vers minuit. Il sera incinéré et ses cendres dispersées en Méditerranée. Au-delà des eaux territoriales d’Israël.
 
Justice, vengeance, nature de la sentence : des problématiques qui ressurgissent régulièrement dans les temps troublés que nous vivons et qui sont plus que jamais d’actualité.
 
Voilà donc pour aujourd’hui.
 
Les Chroniques de la Plume et du Rouleau, souvent, se terminent sur une note gaie ou humoristique. Mais aujourd’hui, je ne sais pourquoi, je n’arrive pas à faire dans la gaudriole.
 
Bonne journée à tous.

La Plume et le Rouleau © 2001
 
Pour davantage de mystères, de secrets bien gardés et d'aventures, lisez La cinquième nouvelle...

(en Anglais) Enoncé du verdict au procès Eichmann

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