Cette nuit-là, au rez-de-chaussée de la maison Ipatiev, « Anastasia » raconte qu’ "elle est cachée derrière sa sœur Tatiana. Elle est sauvée par sa robe sur laquelle sont cousues des bijoux qui font ricocher les balles peu performantes des tirs mal ajustés lors de la fusillade qui massacrent sa famille, le médecin et les domestiques. Elle échappe donc à la mort mais perd connaissance. L’un des soldats, Alexandre Tchaïkovski, en se penchant sur les cadavres, s’aperçoit que son cœur bat encore. Dans la maison, c’est la confusion. Le crime perpétré, on s’affaire dans tous les sens pour aller chercher un camion. Il fait nuit. Dans la précipitation et l’obscurité, Tchaïkovski parvient à cacher le corps inanimé de la jeune fille (elle a 17 ans à l’époque). Et, par chance, personne ne compte exactement les cadavres qui sont hissés dans le camion.
Alexandre Tchaïkovski, son frère Serge et leur famille s’occupent alors de faire évader « Anastasia » en la conduisant en Ukraine, puis en Roumanie. Ce long périple s’étale entre 1918 et 1920, dans une Russie en proie à la confusion et à la violence. Violée par Alexandre, Anastasia accouche d’un garçon. Elle l’abandonne dans un orphelinat de Bucarest, après la mort accidentelle d’Alexandre, puis part vers l’Allemagne avec son frère Serge. A Berlin, elle perd Serge de vue et erre dans la ville, désespérée. Elle tente alors de mettre fin à ses jours, ce 17 février 1920, avant d’être sauvée … "
De 1922 à 1925, « Anastasia » est hébergée par diverses personnes mais son histoire n’est pas encore, dirait-on aujourd’hui, « médiatisée ». Les choses changent en 1925, quand elle est opérée pour un abcès tuberculeux. Le précepteur Gilliard, présent à Tobolsk, (et qui écrira un livre par la suite) est invité à venir la rencontrer. Il ne la reconnaît pas. Le reste de la famille Romanov, pour ceux qui ont survécu et se sont exilés en Europe, est aussi alertée. Mais tous ceux qui sont sollicités se montrent réticents ou sceptiques.
Le « mystère Anastasia » commence véritablement à ce moment car, durant sa convalescence, la malade reçoit la visite de Tatiana Botkine, la fille du médecin exécutée avec la famille impériale et l’une des dernières à avoir vu, à Tobolsk, Anastasia, avant son transfert à Iekaterinbourg… Coup de théâtre : Tatiana Botkine reconnaît formellement celle qu’elle tient désormais pour la grande-duchesse Anastasia et décide d’alerter toutes les personnalités qu’elle connaît ! A l’issue de sa conversation avec « Anastasia », elle affirme que seule une authentique princesse était en mesure de connaître les détails donnés sur la vie de la famille impériale. En octobre 1926, le cousin de Nicolas II, Andrei Vladimirovitch rencontre à son tour « Anastasia » mais, lui, reste perplexe sans parvenir à formuler une opinion tranchée.
La presse, alertée, se jette sur le sujet et harcèle « Anastasia » qui doit déménager. Mais les journalistes enquêtent. Second coup de théâtre ! Le « Berliner Nachtausgabe » l’affirme : « Anastasia » n’est pas Anastasia mais, en réalité, une ouvrière polonaise du nom de Franziska Schanzkowska, que son ancienne logeuse a formellement reconnu. Les témoignages s’enchaînent : le frère de Tatiana Botkine, lui non plus et contrairement à sa soeur, ne reconnaît pas « Anastasia ». A l’inverse, le frère de la dénommée Franziska Schanzkowska ne reconnaît pas non plus sa sœur en la personne de la jeune fille qu’on lui présente.
On n’y comprend plus rien. Plus on avance et plus le mystère s’épaissit. « Anastasia », quant à elle, refuse désormais de parler le russe et se mure dans le silence tandis qu’elle sombre progressivement dans la folie. Début 1928, elle part aux Etats-Unis et, à partir d’août 1928, engage un avocat pour revendiquer l’héritage de son père Nicolas II !
On comprend qu’il ne s’agit pas seulement d’une question d’identité mais, en fin de compte, aussi d’une histoire de gros sous… Cette demande d’héritage se heurte naturellement au refus des membres survivants de la famille Romanov, qui crient à l’imposture. A partir de cette date, désormais installée aux Etats-Unis, « Anastasia » va prendre le nom d’« Anna Anderson » : c’est sous ce nom que le grand public suivra ses péripéties.
Après diverses péripéties, Anna Anderson retourne en Allemagne en 1930 et est brièvement internée.
A cette date, les manœuvres s’engagent sur le terrain judiciaire pour participer à la liquidation de la succession Romanov. Un jugement de première instance est rendu en 1937 : Anna Anderson y est déboutée et, naturellement, fait appel. La procédure est évidemment interrompue durant la Seconde Guerre Mondiale puis reprend ensuite. En 1957 ( ! ), « Anastasia » est de nouveau déboutée. Les juridictions allemandes constatent qu’elle n’a pu apporter de preuve décisive de son identité tout en reconnaissant que, toutefois, nul ne peut apporter une preuve contraire…
Mais l’histoire d’Anna Anderson, avec la part de mystère qui perdure, fascine. Un auteur français, Marcelle Maurette, écrit une pièce jouée à New York, Londres puis Paris en 1955 avec Juliette Gréco dans le rôle principal. L’année suivante, le cinéaste américain Anatoli Litvak tourne un film avec Ingrid Bergman et Yul Brynner.
En 1968, à 49 ans, Anna Anderson repart aux Etats-Unis et va vivre à Charlottesville où elle se marie à John Manahan. En 1970, un verdict de cassation définitif confirme, peu ou prou, la décision de 1957 : pas de preuve absolue ni d’un côté ni de l’autre. Anna Anderson meurt le 12 février 1984. Elle est incinéré et, sur sa tombe, est inscrit « Anastasia Romanov ». Alors ?
Alors le mystère va demeurer. Jusqu’à la fin des années 1980. A cette date, deux évolutions, scientifique et politique, se conjuguent pour aider à éclaircir la question.
D’une part, l’ADN a été découvert et son analyse est maintenant maîtrisée, largement utilisée, notamment, dans les affaires criminelles.
D’autre part, l’année 1989 et la chute du mur de Berlin entame le processus de chute ultérieure du communisme soviétique. Gorbatchev est au pouvoir : c’est la « glasnost » (transparence) !
Un scénariste russe, Gelij Rjabov, entame alors une enquête en recoupant les récits des témoins oculaires du drame et notamment les archives du récit du gardien de la Maison Ipatiev, Jakov Iourovskij, ce qui est pourtant interdit à l‘époque. Gelij Rjabov comprend alors mieux :
- l’enchaînement des faits (il cerne les conditions intimes du drame)
- l’ignorance des Romanov de ce qui va arriver (ils croient à un déménagement impromptu)
- l’incompréhension devant la sentence inattendue qui leur est brutalement lue
- la tentative du tsar de protéger son fils des tirs en se plaçant devant
- la confusion qui saisit ensuite les acteurs du massacre, à l’évidence effrayés de leur propre brutalité
- l’improvisation du transport des corps
- l’incinération et la destruction à l’acide de certains (sans qu’on sache lesquels exactement).
Gelij Rjabov réussit finalement à localiser l’endroit où se trouvent les corps : impossible, toutefois, de procéder à des fouilles. Il alerte l’opinion publique. La question, dont les Russes avaient été privés pendant 70 ans, prend alors de l’ampleur. Stimulés par le vent de libéralisation qui souffle sur l’Union Soviétique, les journaux et les maisons d’édition publient tout ce qu’ils trouvent sous la main et qui concernent le sujet de près ou de loin : les correspondances du Comité Central, celles du Soviet de l’Oural, les journaux intimes des différents membres de la famille impériale, les souvenirs (plus ou moins fiables) des divers acteurs de la tragédie. Les spéculations vont bon train et contribuent davantage à obscurcir qu’à améliorer la compréhension des évènements.
Gelij Rjabov s’adresse aux autorités de Sverdlosk. En vain. Mais en 1991, le tout nouveau président de la Fédération de Russie,… Boris Eltsine, lui donne l’autorisation de procéder à des fouilles dans une clairière proche de la Maison Ipatiev (qui, rappelons-le, avait été entièrement détruite en 1977, par ce même Eltsine).
Du 11 au 13 juillet 1991, une équipe de scientifiques de l’Académie des Sciences de l’URSS procède, sous le contrôle du Parquet, à l’exhumation de corps. Il y a là des archéologues, des médecins légistes, des anthropologues et des physiciens. On exhume neuf corps… Mais, au fait, combien étaient les victimes ? Le tsar, la tsarine, leurs cinq enfants, le docteur Botkine, la servante Anna Demidova, le valet Aloïsis Truppn et le cuisinier Ivan Kharitonov. Ce qui fait 11 personnes, soit six femmes et cinq hommes.
Première constatation : deux corps manquent à l’appel. Lesquels ? Deuxième constatation : un des corps a été partiellement rongé par de l’acide, ce qui corrobore le récit du gardien Iourovskij. Troisième constatation (au bout, tout de même, d’un an de travail !) : les ossements appartiennent à quatre hommes de 55, 65, 50 et 50 ans, de deux femmes de 50 ans, d’une jeune femme de 20 à 24 ans, de deux jeunes filles de 18 à 20 ans.
Les analyses balistiques montrent que toutes les victimes ont été tuées par balles, que trois d’entre elles étaient debout lors du meurtre, que six portent des traces de tirs alors qu’elles étaient à terre. Enfin, les analyses moléculaires indiquent cinq des neuf squelettes appartiennent à la même famille.
L’affaire passionne l’opinion publique russe qui, sans attendre plus longtemps, est convaincue que l’on tient là les restes des Romanov et de leurs domestiques. Le 23 septembre 1992, l’Eglise orthodoxe russe rend hommage aux « victimes innocentes », célèbre une messe et entame la construction d’une cathédrale quasiment sur les lieux mêmes de l’exécution, à Iekaterinbourg.
En septembre 1992, les restes des cinq squelettes de la même famille sont envoyés en Grande-Bretagne pour y subir une analyse génétique. Il s’agit de comparer le patrimoine génétique des cinq victimes et de le comparer à un membre vivant appartenant à la même famille. Comme pour l’identification de « Louis XVII », c’est l’ADN mitochondrial, c’est-à-dire transmis par les femmes, qui va être utilisé. On va comparer celui des squelettes à l’ADN du prince Philip d’Edimbourg, le mari de la reine Elisabeth II d’Angleterre. Pourquoi ? Parce que la grand-mère de celui-ci, Alice de Battenberg (devenue Mountbatten) mariée à Andrew de Grèce, était la propre sœur de la tsarine Alexandra Fedorovna.
Bingo !
Grâce au prince Philip (l’époux de la reine, lequel a au moins servi à à quelque chose !), on découvre que les quatre squelettes féminins sont bien ceux de la tsarine et de trois de ses filles. Mais quelles filles ?
Pour les Britanniques, il s’agit d’Olga, de Tatiana et d’Anastasia.
Mais pour des Américains, qui ont également participé à l’enquête, il s’agit d’Olga, de Tatiana et de Maria… Bigre.
Reste (c’est le cas de le dire !) maintenant les os supposés de Nicolas II. Curieusement, les descendants d’Olga Romanov (non pas sa fille mais l’une des deux sœurs de Nicolas II) vont refuser catégoriquement de se soumettre à un test ADN. Celui-ci sera réalisée sur l’arrière-petite-fille de l’autre sœur du défunt tsar, Xénia. Ils se révèleront positif à 98 %.
Fin du mystère. Vraiment ?
Pas tout à fait car, à ce stade, pour les historiens-détectives que nous sommes, une constatation s’impose : si ces restes sont bien ceux des Romanov, le mystère n’est pas entièrement levé car, au final, il manque les ossements d’Alexis et de l’une de ses sœurs. Et Anna Anderson pourrait-elle avoir été celle-ci ?
Un problème se pose. Nous l’avons vu, Anna Anderson a été incinérée et son code génétique a donc disparu. Coup de chance : l’hôpital où elle avait été opérée en 1979 (elle est morte en 1984) avait gardé un bout de son gros intestin. En 1993, on compare donc l’ADN d’Anna Anderson avec celui des Romanov Mountbatten: il n’y a aucune similitude. On comparera encore avec l’un de ses cousins vivant en Pologne : mêmes résultats. En 1994, le mystère est définitivement levé : Anna Anderson n’était pas Anastasia mais bien l’ouvrière polonaise Franziska Schanzkowska. On ne sut jamais, en revanche, comment elle put si longtemps faire illusion et d’où lui venaient ces connaissances parfois étonnantes sur l'intimité de la vie impériale.
Le 17 juillet 1998, 80 ans jour pour jour après son assassinat, les victimes du massacre d’Iekaterinbourg ont été inhumées dans la cathédrale Pierre-et-Paul de Saint-Pétersbourg : 3 000 invités (dont Boris Eltsine) et les lointains cousins de Nicolas II y étaient présents dans une cérémonie protégée par un déploiement de force impressionnant. Nicolas II, lui, sera canonisé par l’Eglise orthodoxe en 2000. Son assassinat tragique l’aura donc lavé des turpitudes et des crimes, pourtant réels, de son règne. Après avoir été haï de son vivant, Nicolas II fait l’objet d’un culte posthume inattendu. Comme tant d’autres : c’est un des bénéfices de la mort…
La découverte récente de nouveaux ossements près de Iekaterinbourg (juillet 2007) devrait venir clore définitivement cette chronique qui, je l’espère, vous aura plu par son caractère dramatique et pittoresque à la fois. Nous laisserons à Richard Pipes, historien à Harvard, le soin de conclure : « La manière dont le massacre fut préparé et réalisé, d’abord nié et ensuite justifié, a quelque chose d’unique dans son caractère odieux, qui le distingue radicalement des régicides précédents ».
Aujourd’hui, les descendants des Romanov s’empoignent dans des querelles intestines et familiales pour savoir qui, en cas de restauration de la monarchie russe, aurait le droit de monter sur le trône. Des luttes aussi puériles qu’inutiles en vue d’une perspective hautement improbable, tant l’on voit bien, dans l’exercice du pouvoir, que la Russie d’aujourd’hui a su se doter, cette fois constitutionnellement, d’un nouveau tsar… en habits démocratiques.
Bonne journée à toutes et à tous.
La Plume et le Rouleau © 2007