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Prenons L'Atlantide, où le narrateur escorte, dans le désert, une troupe de "joyeux". De joyeux quoi ?
Il faut savoir que les lois de 1832 et 1834 (sous la Monarchie de Juillet du roi des Français Louis Philippe) avaient créé les « Bataillons d’Infanterie Légère d’Afrique » (BILA) que l’on connaitra par la suite sous le surnom de Bat’ d’Af’ (« Bataillons d’Afrique », par ailleurs un calembour dans Astérix et les Normands que peu de gens comprennent aujourd'hui...). Une loi de 1905, un an avant le service militaire de Pierre Benoit donc, en précise le recrutement : sont incorporés dans les BILA des militaires engagés sanctionnés par les tribunaux militaires + des civils qui doivent effectuer leur service militaire mais qui sont condamnés pénalement à des peines d’emprisonnement au moment de leur incorporation, pour crimes, coups et blessures volontaires, outrage à la pudeur, vol, escroquerie, proxénétisme ou violences sur les forces de l’ordre. Ce sont ces derniers que l’on surnomme les joyeux.
De la racaille, quoi, que l’on envoie dans le désert pour aller s’y faire rôtir ou s’y faire pendre.
Alors, dans L’Atlantide (1919), Pierre Benoit décrit « l’ignoble marée des gravats de la civilisation » que sont ces hommes « terribles, les yeux brillant d’un feu sombre dans les visages blêmes et rasés, la poussière brûlante étranglant les voix rauques dans les gorges ». Bien plus tard, commentant ce roman, il dira : « j’en ai vu et entendu, pendant ces huit jours, plus que tous les romanciers naturalistes […] ne réussiront jamais à m’en apprendre. Mais plus tout cela était ignoble et ridicule, […] plus étaient remplis de vermine les caravansérails où nous dormions, plus étaient abjectes les promiscuités de ce sinistre sommeil, plus était belle la singulière figure féminine qui deviendrait celle d’Antinéa ».
Au-delà de cette repoussante population déshumanisée (« J’aime les animaux, que j’ai de solides raisons de préférer aux hommes » L’Atlantide - 1919), Pierre Benoit décrit, dans le roman, les beautés incomparables du désert. Ainsi, les officiers français ayant échappé de peu à la mort en plein Sahara (une crue subite dans un oued suite à un orage), ceux-ci s’égarent dans les solitudes chaotiques du massif montagneux du Hoggar. A la tombée de la nuit et avec la baisse des températures, les roches se mettent à craquer de façon insolite, lugubre et inquiétante, « influant de façon pénible sur [les] nerfs surexcités » : des étranges bruits nocturnes qui sentent à l’évidence le « vécu » du soldat Pierre Benoit, alors « pousse-cailloux » (fantassin)…
En 1919, L’Atlantide est couronné par le Grand Prix du roman de l’Académie française. Pierre Benoit a 33 ans.
D’autres voyages, également, nourrissent l’inspiration de Pierre Benoit.
Prenons La châtelaine du Liban (1924) que l’auteur commence à rédiger en 1923 : à cette époque, Pierre Benoit arrive à Beyrouth (à la suite d'un voyage en Turquie pour le compte du quotidien Le Journal).
La châtelaine du Liban( au titre choisi avant même l’élaboration du récit) est un récit originellement inspiré par la vie romanesque de l’Anglaise Lady Hesther Stanhope, 1776 – 1836 : une britannique qui vécut au milieu des populations druzes au début du XIXème siècle, qui mourut misérablement et dont la tombe, à Djoun, semi-abandonnée, est encore visible aujourd’hui. Pierre Benoit s’y rend, début 1924 et ce pèlerinage poignant va lui inspirer de longues développements dans le roman.
Pour écrire au calme, Pierre Benoit s’installe au monastère-collège Saint-Joseph à Antoura (20 kms à l’est de Beyrouth).
Mais ne croyons pas que le jovial écrivain mène pour autant une vie d’anachorète. D’abord parce que, contrairement à ce qu’il tentera de faire croire, il ne loge aucunement dans une austère cellule monacale mais, plutôt, dans une chambre réservée aux invités, avec lit à moustiquaire et sandales dorées… Ensuite parce qu'il se rend fréquemment à Beyrouth où il fréquente les cafés-concerts (le Café français), les restaurants (chez Alphonse), les bars (le Kursaal) et les soirées chics de l’hôtel Bossoul où se retrouve la société coloniale locale. Il arpente également la région dans d’infatigables randonnées : « J’ai visité sans désemparer tous les châteaux du nord de la Syrie ». Il y glane les parfums, les paysages et les légendes qui ponctuent son livre.
Partant de là, Pierre Benoit imagine le château du personnage principal de son livre : la splendide et sulfureuse comtesse russe Athelstâne Orlof. Elle est ce qu’on appelait autrefois pudiquement une « demi-mondaine » de haut vol… Une femme du monde qui joue les putes de luxe, quoi, et qui consomme les hommes (influents localement) autant qu’elle les utilise à son profit pour obtenir des informations qu’elle revend aux divers services de renseignement intéressés. Or, le charme vénéneux de la drôlesse finit par tourner la tête au jeune capitaine Lucien Domêvre : un officier scrupuleux, pourtant d’un professionnalisme et d’un patriotisme irréprochables, un baroudeur, ancien « méhariste » (les troupes du désert qui circulent à dos de dromadaires, les méharis).
Se vautrant dans les délices de nuits torrides dans les bras de la belle Athelstâne Orlof, Domèvre en oublie son travail, ses horaires, ses amis et jusqu’à sa fiancée, la gentille Michelle, fille de son colonel, dont il ne voit pas qu'elle est malade. Désormais, il passe ses nuits au restaurant et dans les cercles de jeu, il mise, il perd, il boit, il brûle sa modeste solde et, maintenant, s’endette pour celle qui l’a enivré.
C’est maintenant la pente terrible de la déchéance personnelle sur laquelle il glisse, inexorablement et consciemment, consumé par une passion dont il sait pourtant que, du côté d’Athelstâne, elle n’est pourtant pas partagée. Domèvre vit dans le déni mais il entend continuer son rêve. Il est prêt à tout pour la sublime comtesse Orlof : prêt à lâcher sa fiancée, prêt à dilapider l’héritage que lui laisse le décès de sa mère et prêt, peut-être à livrer les secrets militaires de la France ?...
Pierre Benoit peint implacablement cette descente aux Enfers hallucinante où, à chaque page, le lecteur se révolte et a envie de crier au héros : « arrête imbécile ! Bon sang, ne fais pas ça ! » Vous comprenez que ce roman est le préféré de votre serviteur…
L’objectif littéraire de Pierre Benoit est d’aller jusqu’au bout du naufrage personnel de cet officier que rien ne prédispose à ce désastre personnel. Domèvre livrera, sans remord et contre de l’argent, les secrets militaires français qu’il détient, à l’Angleterre...
Mais, avant de publier l’histoire (qui se déroule donc au début des années 20, dans le cadre du mandat de la France sur le Liban et la Syrie), Pierre Benoit en soumet le manuscrit au général Maxime Weygand. Héros de la Première Guerre Mondiale aux côtés de Foch, couvert de gloire et de médailles, du genre raide et viril, celui-ci a été nommé haut-commissaire français au Liban : il administre la zone sans état d'âme. Pierre Benoit et lui se sont longuement rencontrés, appréciés et c’est en sa compagnie que l’écrivain a sillonné la région.
Weygand apprécie beaucoup Pierre Benoit mais, évidemment, il fronce le sourcil à la lecture du dénouement : un officier français (censé être, de plus, à l’époque du roman, sous son propre commandement !…) livre des renseignements militaires à l’étranger !? Weygand préconise plutôt à Pierre Benoit de changer de fin et celui s’exécute, semble-t-il, de bonne grâce. La déchéance finale et la trahison n’ont finalement pas lieu. Sauvé de justesse par la fraternité virile d’un officier des troupes coloniales de ses amis, Domèvre est arraché au funeste charme d’Athelstâne et retrouve dans le désert son régiment et les manœuvres de « pacification » des barbaresques locaux, ce qui va lui remettre la tête d’aplomb… Voilà qui est mieux. Et tellement plus « militairement correct »… ! Weygand, dit Pierre Benoit, en est « enthousiasmé ». Et le public aussi : 65 000 exemplaires au premier tirage et trois adaptations cinématographiques (1926, 1933 avec Spinnely, l'amante de Pierre Benoit à l'époque, qui joue évidemment la troublante Athelstâne Orlof).
Autre exemple de l’utilisation, dans l'œuvre littéraire, de connaissances glanées sur le terrain : Le puits de Jacob (1925 – 100 000 exemplaires au premier tirage et une adaptation au cinéma dès l’année suivante). Dans ce roman, Pierre Benoit, selon ses propres termes « rencontre l’âme juive » au cours du séjour qu’il fait en Palestine en 1925 où il découvre l'idéologie sioniste, le communautarisme juif, la vie rigoureuse des kibboutz, l’ingratitude du sol et les efforts extraordinaires de sa mise en valeur, de la part de populations d’origine européenne venues s’installer là suite à la « Déclaration Balfour » de 1917, d'une terre que leurs lointains ancêtres avaient quittée deux mille ans auparavant. Il y décrit les tensions (déjà !) des nouveaux arrivants juifs (qui mettent veulent développer l'exploitation agricole des terres achetées) avec les populations arabes, essentiellement pastorales et peu industrieuses, sur fond d'impéritie d'une administration britannique qui n'a cure de régler les questions sur le long terme : toutes choses qui se révéleront flagrantes en 1947 et qui continuent, aujourd'hui, à secouer la région et le monde…
De son passage au Cambodge, Pierre Benoit tire aussi Le roi lépreux (1927). Il s'inspire de son passage à Moukden (Mandchourie, 1926) pour Le soleil de minuit (1930). A la suite de son tour du monde de 1928, il imagine Erromango (1929). Il écrit Les Agriates (1950) après son voyage en Corse d’avril 1949. Il utilise les impressions de ses passages à Madagascar (1933 et 1954) pour Le commandeur (1960).
Pour autant, dire que Pierre Benoit est allé dans chaque endroit qu’il décrit dans ses romans n’est clairement pas exact. Tout bonnement pour une raison très simple : c’est que Pierre Benoit, même s’il écrit, voyage peu au début de sa vie.
Ainsi n’est-il jamais allé en Bavière alors qu’il situe là-bas Koenigsmark (1918), ni dans l’Utah (Etats-Unis) où il situe Le lac salé (1921), ni en Irlande où se déroule La chaussée des géants (1922) ni encore au Cachemire (Bethsabée - 1938). Pierre Benoit ne s’est non plus jamais rendu en Prusse orientale (actuelle Pologne) pour écrire Axelle (1928) : il n'ira dans la patrie de Goethe qu'en 1935.
Il n’est même jamais allé, réellement, au Hoggar (où il situe L’Atlandide – 1919, dont nous avons parlé plus haut) : il l’a reconnu lui-même dans une forme de boutade « J’ai écrit L’Atlandide pour me venger d’avoir échoué à l’agrégation d’histoire sur une question ayant trait au Sahara » !
Le romancier et académicien Jean-Louis Curtis (1917 – 1995) dépeint avec raison l’univers des œuvres de Pierre Benoit comme un « monde romanesque où le baroque le plus échevelé le dispute à un sens rigoureux de la composition ». Alors ? C’est que Pierre Benoit est un besogneux de la documentation : il n’écrit rien sans un volumineux travail d’information qui lui permet de donner, dans son récit, des détails qui donnent de la crédibilité à celui-ci.
C’est la raison pour laquelle, de mon point de vue et contrairement à ce qu’affirme Gérard de Cortanze, si Pierre Benoit est rigoureux sur l’intrigue, parfaitement maîtrisée, il l’est nettement moins sur la description des pays où ses personnages évoluent. Si tous les romans de Pierre Benoit se situent dans un lieu différent, l’exactitude des lieux, des mœurs et du contexte politique ne sont pas la préoccupation première de l’auteur. Il s’agit surtout pour Pierre Benoit de créer un cadre propice à ce que l’imagination du lecteur galope et se laisse entrainer par l’intrigue. Il en découle de nombreuses invraisemblances factuelles mais fondamentalement sans importance pour l’intrigue.
Ainsi, dans Feux d’artifice à Zanzibar (1955), deux femmes déambulent-elles sur le port à la recherche d’un caboulot (= un troquet, un bistro). Sans doute Pierre Benoit transpose-t-il en Afrique les mœurs de Bordeaux ou de Marseille ! Bah ! Le lecteur pardonne sans hésitation quelques divagations farfelues de ce genre… De même, dans ce même roman, décrit-il la cour de Zanzibar avec des cheikhs et des émirs qui parlent tous un parfait Français et semblent sortis tout droit d’une opérette (mais c'est, il est vrai, une technique littéraire habituelle…)
Si Pierre Benoit a le souci de la véracité d’une multitude détails (le nom des bateaux, les escales des lignes...), il ne recherche pas l’exactitude historique des lieux et ni des époques de ses intrigues : il « peint » une atmosphère davantage qu’il ne décrit précisément les circonstances des aventures de ses héros. Il décrit sa technique en 1932 : « Dans un roman, plus important est le rôle joué par l’imagination, plus sa préparation doit être solide et précise. C'est ainsi que sera rendue insensible [ …] la transition […] entre la réalité […] et la fiction. »
Dès lors, malgré les apparences (qui trompèrent autrefois votre serviteur), L’Atlandide (1919) ou La châtelaine du Liban (1924) ne sont pas des romans « d’aventures coloniales » à proprement parler, comme sauront en écrire Pierre Loti, Joseph Kessel ou encore Henri de Monfreid (sur lesquels on peut, là, se fonder, pour ce qui est de l’exactitude des faits rapportés).
Quoiqu'il en soit, il est une chose que Pierre Benoit maîtrise : les coups de théâtre...
3 – Le maitre des coups… de théâtre
Pierre Benoit n’est pas un romancier : « c’est un conteur », ainsi que le dit très judicieusement Gérard de Cortanze dans son livre Pierre Benoit le romancier paradoxal (2012) page 143.
Il maîtrise, dès le départ, parfaitement le rythme du récit qu’il livre à son lecteur. Cela lui permet d’alterner de longues descriptions (assorties de petites leçons de choses, de descriptions ornithologiques, de maximes vaguement philosophiques de son cru…) qui « endorment » le lecteur et des changements brutaux de rythme qui laissent ce dernier décontenancé. La réalité qui se dévoile, en fin de compte, est toujours différente des apparences du début de l’histoire. Alternant les temps morts et les accélérations brutales de l’action, divertissant le lecteur par des considérations secondaires, Pierre Benoit prend toujours ce dernier par surprise.
Des exemples ? Ils abondent, évidemment. En voici trois.
Mademoiselle de la Ferté (1923) est le roman préféré de Pierre Benoit. Le récit offre une illustration de cette technique narrative. L’auteur y décrit ainsi longuement (cinq pages) les atermoiements et les affres de deux fiancés (dont la demoiselle du livre éponyme) qui sont sur le point de se quitter pour une période d’un an. L’objet de voyage est, pour le jeune homme, d’aller acquérir dans les îles (Haïti) la maîtrise des techniques du commerce de produits exotiques vendus par l’entreprise de négoce dont il va hériter. Un an plus tard, il se mariera avec elle. Ce que Pierre Benoit confirme effectivement par une phrase laconique de trois lignes : l'année suivante, il convole effectivement en justes noces… avec une autre.
Vlan !
Autre exemple : L’oiseau des ruines (1947).
Il faut attendre la toute fin de cet ouvrage pour voir se matérialiser le coup de théâtre « bénédictin » du livre. Le roman se déroule en 1902 non loin de Sainte-Eulalie-en-Born, au sud du bassin d’Arcachon. C’est dans ce paysage sauvage de marais, à l’époque assez insalubres, que Pierre Benoit situe l’existence isolée d’un couple et de leur fille Agathe (née en 1872). Le héros du livre (un jeune inspecteur des Eaux et Forêts) en fait la rencontre fortuite. Le père, taciturne, excentrique mais aimable, toujours élégamment vêtu, en dépit de conditions de vie manifestement misérables, est connu des gens du cru sous l’identité de « comte de Born ».
Celui-ci raconte progressivement au jeune inspecteur médusé (et quelque peu fasciné par sa fille, par ailleurs) des souvenirs qui tiennent le lecteur en haleine : il fut autrefois un aristocrate puissant de la principauté d’Anhalt (principauté imaginaire, censée appartenir à l’empire d’Autriche-Hongrie). Spolié de ses richesses à la suite d’une conspiration manquée contre le souverain local incompétent, puis banni de son pays, le comte de Born est revenu sur la terre de ses ancêtres français (dont il porte le nom) où il vit médiocrement au milieu de ses souvenirs, décorations, armes et uniformes divers.
Parvenu au paroxysme du récit, le lecteur ne peut que partager (avec compassion pour les tribulations du vieil homme) l’indignation du héros qui, derechef et pour conquérir le cœur de la fille du comte, se rend dans la principauté d’Anhalt. Il veut y réclamer la restitution au comte de ses droits. Or, là, il découvre que le « comte de Born » est en fait… un simple valet, indélicat et mythomane, renvoyé de ses fonctions plusieurs années auparavant par un prince pourtant bienveillant mais finalement exaspéré !
Une fin inattendue et à l’originalité impossible à prévoir, qui frappe le lecteur comme la foudre en quelques paragraphes…
Villeperdue (1954), lui, nous laisse pantois devant le retournement de situation final (certaines critiques désobligeantes, sur le web, qualifient pourtant l’intrigue de « poussive ». Non, mais vraiment !… )
C’est dans cette commune authentique d’Indre-et-Loire, située sur la ligne ferroviaire Paris – Bordeaux, que Pierre Benoit situe un roman tout en finesse des caractères et toute en puissance dramatique des sentiments. Résumons. Dans sa maison de Villeperdue, à la fin des années 20, le commandant Etienne d’Orthe, submergé par le chagrin, règle divers papiers administratifs avant de mettre en œuvre la résolution qui est la sienne : se faire moine après que sa femme Aédona l’ait quitté, sans un mot, trois ans auparavant, sans jamais avoir reparue.
On rigole peu, dans les romans de Pierre Benoit, avez-vous remarqué ?
Or, à sa grande surprise, Etienne voit soudain revenir au domaine… Aédona. Doit-il s’en réjouir ? Dans une ambiance particulièrement lourde entre les époux (on s’en doute) et que le vieux domestique (qui connait bien tous les secrets de l’un et l’autre) tente de dérider comme il peut à l’aide d’un entregent pataud, commence alors le récit, par « flash-back », des années antérieures. Ce mécanisme d’éclairage rétroactif, dans lequel les mystères actuels sont progressivement éclairés par les éléments du passé, est une autre technique narrative largement éprouvée par Pierre Benoit et dans laquelle il excelle. Reprenons rapidement les faits.
Etienne d’Orthe rencontre Aédona Péridès lors d’une affectation en Grèce, dans les années qui suivent la Première Guerre Mondiale. La jeune fille, poussée par son père, épouse cet officier français plus âgé qu’elle et le suit en France, où il prend sa retraite de l’armée. Ce que ce dernier ignore, c’est qu’Aédona laisse derrière elle un amour de jeunesse, un officier grec de son âge du nom de Nério Léonidi, au caractère rebelle et avec lequel, dès l’adolescence, elle avait formé un projet conjugal.
Alors qu’Etienne croit filer le parfait amour, au bout de six ans, Aédona prend sa valise et quitte Villeperdue du jour au lendemain, sans explication ni laisser de trace. La passion, la force des serments d’amour est plus forte que tout : Etienne l’apprend à ses dépends. Il a le temps de remonter alors, durant trois ans de réflexion intense et par divers indices ténus, le cheminement des pensées de sa femme, les ressorts de sa psychologie, puis l’itinéraire de sa fuite, prévue et organisée de longue date, vers la Grèce via Marseille et une mystérieuse adresse située au 302, rue de Paradis.
Le retour d’Aédona, trois ans plus tard, prend Etienne de court, lui qui se croyait définitivement abandonné. Pourtant la rancune, l’humiliation, l’incompréhension et la colère font place à la joie sincère réciproque. C’est finalement le bonheur des époux retrouvés. Aédona ouvre son cœur : elle a poursuivi des chimères de jeunesse. Elle n’a finalement rejoint en Grèce qu’un amant brutal, joueur et dissimulateur. L’homme qu’elle espérait n’était pas celui qu’elle était partie chercher… Alors, apaisée, elle ne lit plus aucune des lettres qu’elle reçoit, par la suite, de lui, laissant ce soin à son mari. Ainsi s’achemine-t-on tranquillement, dans les dernières pages du livre, vers un happy end, disons-le, assez conventionnel.
Or, « conventionnel » n’est pas un qualificatif qui convient à Pierre Benoit…
Tandis que le lecteur reprend son souffle, Etienne, rentrant un jour à la maison, reste stupéfait : sa femme a fui de nouveau leur domicile, après une missive récente de Nério Léonidi ! Elle est repartie le rejoindre, à l’évidence toujours amoureuse malgré les années et les désillusions. Or, cette fois, Etienne sait où il va chercher les amants maudits : au 302, rue de Paradis, à Marseille !
Les dernières pages sont poignantes. L’homme et la femme sont effectivement seuls dans une chambre d’une maison de ville. Etienne entre brutalement pour les surprendre dans une situation disons, d’ordre « extraconjugal »… Et alors… C’est une toute autre scène qui se déroule. Car si Aédona est là, c’est qu’elle a été informée par la lettre que son amant avait quitté la Grèce pour la France afin d’assassiner Etienne. Elle veut l’en dissuader. C’est en fait par amour... pour Etienne et non pour l’autre, qu’elle est là. Fou de rage, le Grec dégaine et tire sur Etienne : il abat… Aédona qui s’était jetée devant lui pour protéger son mari ! Etienne riposte. Il y a deux morts sur le sol.
Désormais, Etienne aura une raison définitive de se retirer dans son monastère.
4 – La galerie des héroïnes
Jean-Louis Curtis loue « la façon qu’a Pierre Benoit de ne jamais pratiquer une psychologie magistrale, ex cathedra, en expliquant « l’âme » de ses personnages, mais de suggérer la vérité intérieure par la description extérieure, par le décor, les objets, […] par des silences, par des incidents mineurs ou d’apparence secondaire ». Et c’est dans la description des femmes et de la psychologie féminine que Pierre Benoit va exceller.
Pierre Benoit est fasciné par la puissance des passions, dont il traite avec un érotisme assumé, innovant et provocateur pour l’époque mais toujours dépourvu de vulgarité. Point d’amour mièvre chez Pierre Benoit mais, au contraire, de la passion pure (= où le sujet est passif, submergé par des émotions et des situations qu’il subit, c’est l’étymologie même du mot passion, celle du Christ offrant l’illustration des souffrances subies), du drame, de la tragédie grecque, presque. Et ce qui est source de passion, c’est, évidemment, la femme…
Pour l’écrivain Jean-Louis Curtis, « toute l’œuvre de Pierre Benoit est une exaltation de la femme, dispensatrice des plus grands bonheurs […] mais aussi risque permanent de souffrance et de perdition ». Les femmes fascinent Pierre Benoit. Non pas en temps qu’objet (loin de là) ni même en temps que sujet d’étude anthropologique mais en ce qu’elle apporte aux hommes. Fascination, attraction irrépressible, indulgence coupable, aveuglement : voici ce que provoquent les femmes chez les hommes, voilà le sujet d’étude sans cesse renouvelé de notre écrivain.
« Il ne m’eut pas déplu d’être honoré des faveurs d’Alberte ou de celles de la comtesse Orlof » reconnaitra Pierre Benoit qui, par coquetterie littéraire, donne à toutes ses héroïnes un prénom commençant par la lettre A. Ce sera sa « marque de fabrique », fort appréciée des lecteurs (sauf de l’écrivain Georges Perec - 1936 – 1982 qui s’étonnera froidement : « Le prénom de toutes les héroïnes de Pierre Benoit commence par la lettre A. Je n'ai jamais compris pourquoi on trouvait cela prodigieux. »
Au fait, toutes les femmes dont les héros de Pierre Benoit tombent éperdument amoureux ont-elles un prénom en « A » ?
Non, il y a une exception. Dans Le Commandeur (1960), la reine dont s’éprend le Marius Cazeneuve (le « Commandeur ») s’appelle… Ranavalo. Mais c’est la fille qui nait de cette idylle qui, elle, s’appelle… Amparida : une façon pour Pierre Benoit de montrer que, en fait, c’est bien cette jeune femme (26 ans à la fin du livre où on ne la voit apparaitre que furtivement) qui est l’héroïne, la vraie, du roman.
Et toutes les histoires, d'ailleurs, mettent-elles systématiquement en scène une femme (avec un prénom en A ou pas) ?
Non, il y a là aussi une exception. Monsieur de la Ferté (1934) est le seul roman où il n’y a aucune héroïne. Mais Pierre Benoit, par clin d’œil, baptise l’un des protagonistes, un officier allemand qui a du goût... pour les hommes, du prénom (quasi-féminin) d’… Angel.
Revenons aux figures féminines des romans de Pierre Benoit. Elles peuvent se diviser en deux catégories : il y a celles « vécues » et il y a celles « rêvées »…
Les héroïnes vécues
Pierre Benoit, c'est indéniable et comme beaucoup d'écrivains, s’inspire de sa propre vie pour composer ses personnages : l'exemple le plus marquant est Fabrice (1956), qui s'inspirera de sa propre incarcération, en 1944 - 45. Mais il est probable, aussi, que certaines des femmes rencontrées au long des romans pourraient être des réminiscences d'aventures personnelles du romancier… Celui-ci, cependant, n'a jamais conté cette aspect par le menu !
- Michelle, l’infirmière, fiancée délaissée par le capitaine Domèvre dans La châtelaine du Liban (1924) ou Elisabeth de Lunegarde dans Lunegarde (1942) ? Elle sont vraisemblablement inspirées d'une infirmière rencontré à l’hôpital, en 1915, durant la convalescence qui suivit sa réforme pour raison de santé, une certaine "Mimie" dont les enquêteurs acharnés de l'Association des Amis de Pierre Benoit ont découvert la vraie identité : Marie-Antoinette Olieu.
- La comtesse Orlof, capiteuse espionne qui fait tourner la tête à ce même capitaine Domèvre (La châtelaine du Liban - 1924) ? Elle a pu être imaginée à partir de femmes aux activités troubles et rencontrées à Beyrouth à cette époque.
- Maroussia, la danseuse de café-concert de Beyrouth de La châtelaine du Liban (1924) ou Agar Mosès, du Puits de Jacob (1925) ont pu être inspirée d'une dénommée Marika Zaphiropoulo, rencontrée également au Liban en 1923 – 1924 dans des établissement parfois peu fréquentables...
- Camille qui, dans Alberte (1926), fréquente le milieu de la haute couture ? Comme sa compagne Fernande-Alix Leferrer, avec laquelle Pierre Benoit a entretenu une longue liaison de 1912 à 1922.
Les héroïnes rêvées
Dans la grande galerie des figures féminine de Pierre Benoit, la première (par ordre d’entrée en scène) des héroïnes est naturellement Aurore de Lutenboug-Detmolt (Koenigsmark - 1918). Toutefois, ce premier roman est, pour Pierre Benoit, l’occasion de suggérer un amour qui est (semble-t-il) plutôt du genre platonique.
Avec L’Atlandide (1919), l’auteur ose un style plus incisif qui va davantage parler à l’imaginaire des lecteurs. Avec une recherche érotique non dissimulée, Pierre Benoit évoque assez longuement l’aspect physique de l’héroïne Antinéa, son habillement (« sa tunique audacieusement fendue sur le côté ») mais aussi directement son corps (« mince »), « sa fine gorge [=poitrine] découverte, les bras nus, les ombres mystérieuses devinées sous le voile »… D’autant qu’Antinéa domine ses prisonniers par son charme mais, surtout, par son corps. Le héros, le lieutenant de Saint-Avit, a même l’opportunité de l’observer à la dérobée tandis qu’elle attend son amant : « Spectacle amer et terrible [que la façon dont] se comporte devant sa glace une femme qui se croit seule, dans l’attente de l’homme qu’elle veut dompter »…
On imagine combien des descriptions aussi suggestives auront durablement marqué les esprits, assez prudes, de l’époque et auront contribué au succès de l’œuvre auprès de ces messieurs de l’Académie Française…
Au vrai, cet érotisme à la fois capiteux et funeste (les hommes qui approchent Antinéa en sont tellement subjugués qu’ils finissent par perdre la raison et « mourir d’amour ») n'est pas tout à fait unique.
Dans la même veine, citons l'exemple d'Allégria. En 1920, Pierre Benoit publie Pour Don Carlos, un roman qui a pour cadre la troisième « guerre Carliste » d’Espagne (1873 – 1876). Il s’agit d’une guerre civile où Charles de Bourbon (1848 – 1909 – prince apparenté aux Capétiens par les femmes) revendique le trône d’Espagne (sous le titre de « Charles VII ») contre un autre Bourbon (descendant de Louis XIV également par les femmes), Alphonse XII (arrière-grand-père du roi actuel Juan Carlos) qui, lui, a été proclamé roi en janvier 1875. Les subtilités des règles de dévolution de la couronne d'Espagne vous laissent de marbre ? D'accord. De toutes façons, ces questions dynastiques ne sont qu’un prétexte à une grande fresque autrement plus romanesque et érotique.
125 000 exemplaires de ce livre s'arrachent pour découvrir l'héroïne : la belle Allegria. Allégria est une jeune femme richissime qui… donne volontairement son corps à de nombreux hommes, officiers comme simples soldats, pour les inciter à rejoindre les rangs de l'armée de Don Carlos. D'elle, ces hommes tombent alors fous amoureux. Sans perspective car, de son côté, Pierre Benoit explique qu'Allégria n'agit que par pure conviction politique et suggère même qu'elle est, de toutes façons,... lesbienne ! Il accumule des comportements et des situations qui pourraient créer le scandale mais qui, en réalité, ne font que contribuer à son succès littéraire !
Ces deux cas évoqués, l’œuvre de Pierre Benoit, fondamentalement, tourne surtout autour du thème de l’amour impossible, ou rendu tel par des barrières le plus souvent immatérielles.
Prenons l’exemple d’Axelle (1928) qui peint le quotidien de prisonniers de guerre français dans un camp de Prusse orientale, face à la mer Baltique et situé non loin du château (imaginaire) de Reichendorf. Ces circonstances servent de cadre à la rencontre entre le sergent Pierre Dumaine (qui effectue des travaux d’électricité au château) et le baron de Reichendorf (un vieux militaire Prussien pittoresque et un peu farfelu qui vit dans ses souvenirs de la guerre de 1870), lequel prend le Français en sympathie. Ce faisant, Pierre Dumaine fait la rencontre de la future belle-fille du vieux baron : Axelle, une aristocrate prussienne racée qui fascine le jeune prisonnier, au charme duquel elle, de son côté, ne semble pas non plus indifférente. Or, l’armistice venue, Axelle se retrouve privée de son fiancé, tué à la guerre dans les dernières semaines du conflit. La guerre puis la paix va-t-elle permettre à ces deux âmes d’abolir les barrières sociales et culturelles ?
L’amour va-t-il triompher ?
Libéré de captivité, démobilisé et redevenu désormais simple civil, Pierre revient à Reichendorf avec un espoir fou au cœur. Un espoir pourtant implacablement déçu par Axelle. Ruinée, sans avenir dans son château à moitié écroulé, habité par le vieux baron qui a maintenant perdu la raison, Axelle repousse finalement la perspective d’un avenir construit avec Pierre.
« Ce n’est pas bien gai » comme le disent, avec euphémisme, les dernières lignes du roman.
III – UNE VIE DE FEMMES
Pierre Benoit fut toute sa vie un séducteur impénitent de femmes de tous âges, de tout profil et de toutes professions. Nous les recenserons et partirons sur les traces de son dernier « grand amour » (le terme est de Georges Simenon) dans une passionnante et émouvante quête.
1 – A toutes les femmes de Pierre Benoit…
Pierre Benoit fit un jour le « questionnaire de Proust », répondant notamment que le comble de la misère sera atteinte en n’étant pas aimé, et que l’idéal de bonheur terrestre serait obtenu, à l’inverse, en étant aimé. L’écrivain Gérard de Cortanze impute avec emphase cette obsession à une enfance dépourvue d’une affection suffisante. C'est certes pssible, tant l’enfance et l’adolescence marquent de leurs fers les plus rouges et pour des durées insoupçonnables, la personnalité de chaque individu… Mais Pierre Benoit ne s'est jamais livré lui-même sur la question.
Mais nous n’en savons, au vrai, rien. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que les premiers textes écrits par Pierre Benoit durant son adolescence ont déjà pour thème les sentiments. Pierre Benoit a manifestement soif d’être aimé, avec en cela une (grosse) pointe d’égoïsme : il reconnaitra ainsi avec franchise combien il aurait préféré être enfant unique pour ne pas avoir à partager l’affection de ses parents avec son frère et ses deux sœurs !
Ce besoin d’amour, si souvent évoqué dans ses livres, Pierre Benoit va tenter de l’étancher auprès des innombrables femmes qu’il va savoir séduire, en dépit d’un physique banal et peu charismatique. « Ce petit homme engoncé, aux yeux bleus, aux traits sans grâce, a été un fieffé séducteur » nous affirme Bernard Pivot dans le JDD du 4 mars 2012 (alors que les passeports de Pierre Benoit parlent d'yeux "verts", mais bon...).
Établissons une liste (qui n'a aucune prétention à être exhaustive) des relations amoureuses avérées ou supposées (avec plus ou moins de preuves, d'ou le "?") de Pierre Benoit (on observera quese chevauchent !) :
- la modiste Fernande-Alix Leferrer (1912 - 1922)
- l'infirmière Marie-Antoinette Olieu (février - novembre 1915) durant sa convalescence durant la Première Guerre Mondiale
- la comédienne Yvonne Legeay (1921 - 1930)
- la bourgeoise Marie-Thérèse Carrier (vers 1917 - vers 1921) et correspondance jusqu'en 1961
- la comédienne Stacia Napierkowska (1921 - 1931)
- la comédienne Jeanne Roques "Musidora" (1924)
- la tenancière greco-libanaise Marika Zaphiropoulo (1924)
- la princesse égyptienne Amina "Gülseren" (1924)
- la demi-mondaine Renée Leflers (1925 - 1928) et correspondance amoureuse jusqu'en 1944
- la chanteuse Marie Dubas (1928 - 1932)
- la comédienne Andrée Spinelly « Spy » (1932 - 1936)
- Fernande Boissière, et son château dans le Gard (?)
- Florence Gould, l'épouse d'un riche américain (1936 - 1941) et correspondance amoureuse jusqu'en 1961
- la comédienne australienne Betty Stockfeld (1938)
et finalement Marcelle Malet, née Millès-Lacroix (1941 - 1960)
Etudions-les un peu plus en détail...
En 1912, Pierre Benoit a 26 ans. Dans le cadre de ses fréquentations parisiennes (tel le restaurant à la mode La Bodega), il fait la connaissance de Fernande-Alix Leferrer. C’est une grande brune d’une certaine allure qui travaille chez la modiste Françoise Groult (une costumière de théâtre très en vogue dans l’entre-deux-guerres et célèbre pour faire la promotion du style « garçonne » des Années Folles). Elle a trente ans et ils vont vivre ensemble près de 10 ans et (elle réside seule au 207 boulevard Raspail à Paris).
C’est donc à Fernande que, mobilisé en août 1914 comme lieutenant dans les Zouaves, il envoie ses lettres : des lettres exaltées de patriotisme au début puis bientôt perplexes, puis lasses devant une guerre qui semble n’en plus finir.
Réformé pour raisons de santé à partir de la fin de 1914 et transféré à Dax puis Toulouse, c’est soigné par une infirmière nommée Michelle que Pierre Benoit va effectuer sa convalescence…
Revenu à Paris au bout de dix-huit mois, Pierre Benoit reprend sa vie avec Fernande. Cela ne l’empêche pas, simultanément, de fréquenter d’autres femmes rencontrées au hasard de ses fréquentations des milieux artistiques, telle la comédienne Yvonne Legeay.
Le succès, fulgurant, que rencontre Pierre Benoit à partir de 1919 avec L’Atlantide, conduit nombre de femmes à avoir pour lui les yeux de Chimène. En 1921, un an à peine après sa parution, le roman Pour Don Carlos (1920) est, déjà, adapté à l’écran (de cinéma) par une réalisatrice (qui est également l’actrice principale pour le rôle du personnage d’Allégria) : on prétend sans preuve réelle que Jeanne Roques (de son nom de scène, plus romantique, de Musidora) devient alors la maîtresse de Pierre Benoit..
Vers la même époque, il rencontre Marie-Thérèse Carrier, une femme du monde mariée et fortunée qui occupe son temps à organiser des soirées chic à son domicile de la rue de Tournon. Cette femme peu connue et moins pittoresque que d’autres liaisons, va occuper pourtant une place importante dans la vie de Pierre Benoit. Elle aura en effet un enfant, durant la période de sa liaison avec l’écrivain et, si celui-ci ne le reconnaitra jamais juridiquement, il s’efforcera de lui apporter aide et suivi durant toute sa jeunesse. Sa correspondance avec lui, récemment retrouvée, apporte une lumière sans ambiguité sur la relation paternelle et filiale des deux hommes.
Le 11 septembre 1922, une rocambolesque aventure semble alors arriver à Pierre Benoit. Ce jour-là, Fernande reçoit un inquiétant télégramme : « Suis obligé d’aller à Darnétal, près de Rouen. Suis menacé d’un revolver et ne puis résister ». Fernande s’alarme, évidemment mais ne prévient pas immédiatement la police. Deux jours plus tard, le 13, elle reçoit un nouveau message : « Pierre va bien, rentrera demain, bien des choses ». Au matin du 14, nouveau « bleu » (de la couleur du papier sur lequel était rédigés les messages) : « M. Pierre Benoit vous attendra à midi au Coq Hardy, à Marly » (Yvelines, sur la RN 13 avant Saint-Germain-en-Laye).
Fernande-Alix se rend alors à ce restaurant où elle retrouve un Pierre Benoit fourbu et poussiéreux qui lui livre un récit à dormir debout : Le 11 septembre 1922, un clergyman irlandais s’est présenté à son domicile. Il lui a présenté un message émanant d’Eamon de Valera, le chef du Sinn Fein (« Nous-mêmes » : parti indépendantiste irlandais). Précisons qu’à cette époque, ce dernier est entré en désaccord avec certains de ses compagnons de lutte, qui ont signé, en 1921, un compromis avec l’Angleterre par lequel l’Irlande est effectivement séparée mais demeure sous l’autorité de la couronne britannique.
Or, pour une raison inconnue, les hommes du Sinn Fein ont besoin de parler à Pierre Benoit et lui proposent de l’emmener discuter à Courbevoie. Pierre Benoit refuse : ils le kidnappent ! Ils le menace d’une arme, le font monter dans une voiture et lui jettent une couverture sur la tête. Pierre Benoit est alors séquestré durant 3 jours au troisième étage d’un couvent, dans une cellule monacale où il est simplement vêtu d’une robe de bure… N’importe, Pierre Benoit est heureusement parvenu, du fond de son monastère, à faire parvenir des messages à Fernande…
Le samedi 16 septembre 1922, Pierre Benoit va déjeuner au restaurant avec Fernande (au Cochon d’or). Mais ensuite, au lieu de revenir travailler au Ministère de l’Instruction publique (où on travaille le samedi, à l’époque !), il… disparait de nouveau, enlevé en pleine place Vendôme, à Paris ! Il a toutefois le temps de rédiger un (long) télégramme : « Ma chère petite, ces messieurs du Sinn Fein […] ont jugé bon de s’assurer de ma personne. Ils m’autorisent à te dire d’être sans inquiétude et que je serai ramené demain soir dimanche ou jeudi prochain au plus tard […] C’est la dernière fois que je suis enlevé. »
En fait, on s’en doute, Pierre Benoit n’a pas été enlevé, ni la première ni la seconde fois : il a simplement pris quelques jours de congés sans Fernande, éventuellement en galante compagnie, tranquillement, en Vallée de Chevreuse, à Evreux et à Deauville. Mais c’est sans compter l’angoisse de Fernande. Le dimanche 17 au matin, elle se rend à la police pour porter plainte pour enlèvement et, le lendemain lundi 18 septembre, elle tient une conférence de presse devant des journalistes sceptiques et même goguenards : certains, en effet, ont vu Pierre Benoit la veille au théâtre à Paris !
Tout ce tintamarre dans la presse oblige donc Pierre Benoit à revenir, furieux, dès le lundi après-midi pour se montrer au public et faire cesser une enquête policière et une agitation médiatique aux proportions extravagantes et peu flatteuses. Pierre Benoit réapparu, Fernande annonce d’autorité autour d’elle qu’elle et lui vont se marier dans trois mois, à la mi-décembre 1922.
Pierre Benoit étouffe, au vrai. Alors que la première se prépare à publier les bans de l’hyménée, Pierre Benoit reçoit une proposition professionnelle alléchante : partir en Turquie pour le compte du quotidien Le Journal pour un reportage sur le mouvement des « Jeunes Turcs » de Mustapha Kemal. Il quitte en secret ses amantes encombrantes et monte dans l'Orient-express, direction Istanbul !
L’orient, sa nouveauté, son exotisme et ses parfums séduisent Pierre Benoit qui, mi-1923, décide finalement de ne pas rentrer à Paris mais de continuer son voyage vers la Syrie et le Liban. Là, s’il vit officiellement reclus dans le monastère Saint-Joseph d’Antoua (20 kms à l’est de Beyrouth) il fréquente en réalité largement la société coloniale libanaise chic où il a, naturellement, un grand succès auprès de ces dames. Ce faisant, il rencontre la dénommée Marika Zaphiropoulo dont il s’inspirera pour deux personnages secondaires présents dans ses romans La châtelaine du Liban (1924) et Le puits de Jacob (1925).
Mais qui débarque à Beyrouth, dans le cadre d’un pèlerinage, et que Pierre Benoit retrouve, « sidéré » selon ses propres termes, le 1er septembre 1923 ? Fernande ! L’explication orageuse qui s’ensuit marque définitivement la rupture de Pierre Benoit avec celle-ci. Mais l’écrivain n’en a pas fini avec son « ex » qui veut lui intenter un procès afin d’en obtenir des dommages et intérêts sonnants et trébuchants. C’est à l’éditeur de Pierre Benoit, Albin Michel, que revient la tâche ardue de négocier avec la passionaria. Albin Michel, argue de difficultés financières imaginaires de Pierre Benoit et obtient un accord de Fernande. Elle rendra les livres et manuscrits de Pierre Benoit qu’elle détient et, en contrepartie, Pierre Benoit lui rendra la correspondance qu’il a échangée avec elle, réglant en sus des bijoux qu’elle a achetés et une dette qu’elle a contractée pour un total de 46 000 francs. Ouf, c’est réglé.
1924 voit Pierre Benoit se rendre en Palestine puis en Egypte mais, au lieu de revenir en France (son contrat avec Le Journal est pourtant fini) il reste là-bas quelques mois. Gérard de Cortanze, sur la base des affirmations de Jacques-Henry Bornecque (Pierre Benoit le magicien) reprend la possibilité d'une idylle avec une certaine Gülseren, « princesse » proche de la dynastie royale égyptienne. Quoiqu'il en soit, le 1er septembre 1924, Pierre Benoit reprend le bateau pour Marseille et rentre à Paris.
C’est seul que, en juillet 1925, il se rend à Saint-Céré (Lot) où il loge de nouveau à l’hôtel du Touring.
Le 1er janvier 1926,Pierre Benoit embarque avec une dénommée Renée Leflers sur le navire l’Angkor, navire à destination du Japon, où l’a missionné le quotidien Le Journal pour une série d’articles. Et il annonce à sa mère et à ses sœurs qu’il a… l’intention de se marier durant ce voyage ! Il a 39 ans (à suivre dans l'épisode 5).
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