Cher(e)s Ami(e)s,
Il y a exactement 285 ans, le 17 juillet 1720, un événement dramatique allait se produire rue Vivienne, à Paris. A cette époque, la Bourse de Paris (le « Palais Brongniart ») n’est évidemment pas construite (elle ne le sera qu’en 1826 soit plus d’un siècle plus tard). Pourtant le quartier est, déjà, celui de la finance et des affaires. Et ce jour-là, dans la rue, devant le siège d’un établissement industriel et financier appelé la « Compagnie des Indes » se déroule une scène violente : on se bouscule, on s’injurie, on se bat au cours d’une invraisemblable foire d’empoigne. Pourquoi ? Parce que chacun tente de vendre les actions qu’il possède de cette société, cette dernière ayant, dans des créneaux horaires strictes, promis de les racheter. Or le créneau est étroit et les vendeurs nombreux. C’est donc l’affluence pour ce premier « krach boursier » avant l’heure (puisque n’existe encore aucune bourse officielle des valeurs). La précipitation débouche sur des altercations, lesquelles dégénèrent en une véritable émeute et c’est le drame : plusieurs personnes meurent étouffées.
Tragiquement vraie et pleinement passionnante, telle est la curieuse histoire que je vais vous narrer aujourd’hui car, en vérité, je vous le dis, le temps est venu et, si vous n’allez pas à votre chronique historique préférée, votre chronique ira à vous… Pourquoi ?
Montons donc dans une chaise à porteurs spatio-temporelle et propulsons-nous deux siècles en arrière, au beau milieu d’une période parfois oubliée, mal située par beaucoup dans la chronologie historique française mais qui sait ressurgir, à l’occasion, dans certaines œuvres romanesques hautes en couleur : une période dont Jules Michelet, écrivain et historien du XIXème siècle, disait qu’elle portait « tout un siècle en huit ans ».
Mais d’abord, plantons le décor, comme à notre habitude, avec la mort, le 1er septembre 1715 à 8 heures du matin, du roi : Louis XIV.
Au terme d’une agonie de plusieurs semaines, le souverain qui deviendrait le plus célèbre de l’histoire de France, vient d’achever le plus long règne que la France ait jamais connu. Celui-ci a en effet débuté en 1643 : date de son accession officielle au Trône et aura duré 72 ans : un record qui restera inégalé. Souverain impérieux en même temps qu’individu doté d’une vitalité exceptionnelle, le roi défunt a par ailleurs donné à sa charge une coloration « absolutiste » comme il n’y en avait précédemment jamais eu dans l’histoire de la monarchie française. Faisant face aux oppositions les plus diverses : catholiques « ultras » fanatisés, hauts aristocrates aux prérogatives limitées, protestants agités, remuants magistrats de Paris et de province, Louis XIV n’a eu de cesse d’affirmer un pouvoir personnel et autocratique toujours grandissant, tout en s’assurant une propagande faisant de lui un demi-dieu à l’égal du soleil, bâtisseur, guerrier en même temps que travailleur acharné dévoué corps et âme à sa tâche.
Le bilan politique et économique posthume de Louis XIV est plus que mitigé.
Il a fait l’objet de nombreuses études et d’interprétations diverses. Disons grossièrement que la France (30 millions d’habitants à l’époque) sort d’abord du règne de Louis XIV affaiblie au plan financier. Les guerres ont absorbé l’essentiel des budgets et contribué à un endettement colossal puisque, en 1715, les recettes futures de plusieurs années sont déjà dépensées. De surcroît, ces conflits ont empêché le développement d’infrastructures civiles (routes, écoles, hôpitaux), lesquelles sont fort en retard, tout comme l’industrie naissante : la France reste un pays rural. L’administration, les grands corps d’Etat et leurs cortèges de contrôles et de normes administratives ont en revanche été développés et renforcés. Sans vraiment se moderniser, la France s’est bureaucratisée : l’existence d’une telle administration constituerait un atout si, par ailleurs (nous l’allons voir plus loin), la France n’était pas si en retard au plan législatif ou fiscal.
Elle est, a contrario, sortie affermie au plan international avec des frontières enfin stabilisées (qui seront celles de la République) et qui sont protégées par un système élaboré de fortifications établi par Vauban (tels les étonnants remparts de Belfort, pour ne citer qu’eux). Louis XIV, au prix de conflits incessants avec ses voisins et notamment l’Angleterre, a fait de la France une puissance qui compte dans les décisions internationales. Il est ainsi parvenu à faire monter son petit-fils Philippe, duc d’Anjou, en 1710 sur le trône d’Espagne sous le nom de Felipe V (c’est un ancêtre direct de l’actuel Juan Carlos d’Espagne). La contrepartie ? Que le monarque espagnol renonce (1713 : traité d’Utrecht) à tout jamais pour lui et ses descendants à la couronne de France. C’est cette lignée qui incarne aujourd’hui la branche dite « légitimiste » des (derniers) royalistes français.
Contrepartie d’une santé et d’une vitalité hors normes, Louis XIV a vu mourir autour de lui presque tous ceux qui auraient pu lui succéder (on ne parlera là que des garçons puisque les filles, on le sait, sont exclues de la succession au Trône de France). Les deux fils légitimes de Louis XIV ont ainsi disparu :
- Philippe-Charles, le cadet, en 1671 (sans postérité)
- Louis, l’aîné (dit le « grand Dauphin »), mort à quarante ans en 1711 de la petite vérole.
Les trois fils de ce dernier ont alors eu le destin suivant :
- l’aîné (encore dénommé Louis) est mort en 1712 de la rougeole, laissant à son tour deux fils derrière lui, dont le second nommé s’appelle Louis également (voir paragraphe suivant)
- le cadet, Philippe, est monté, on l’a vu, sur le trône d’Espagne (1710) et a renoncé (au mépris total des règles de dévolution de la couronne) à celui de France
- le troisième, Charles, est mort en 1714 et ses 4 enfants sont tous eux-mêmes décédés en bas âge
En 1715, la succession au trône ne repose donc que sur le petit Louis (5 ans à l’époque), arrière-petit-fils de Louis XIV, sauvé de la rougeole de justesse en ayant été soustrait par sa gouvernante aux médecins de la cour (ceux stigmatisés par Molière !). Son frère aîné est en effet également décédé de la rougeole en 1712. Cet enfant deviendra le futur Louis XV… On ne le sait pas encore et l’on craint légitimement pour sa survie.
Mais, observerez-vous en fins connaisseurs des arcanes dynastiques de la monarchie française, n’y a-t-il pas la possibilité de faire passer la couronne à un frère, un cousin ou un neveu de Louis XIV ? Cela s’était en effet produit au Moyen Age, quand les « Valois » avaient succédé aux « Capétiens » après la mort de Charles IV le Bel (le bourreau des Templiers, dernier de la famille de ceux que Maurice Druon appellerait un jour « les rois maudits ») ? !
Certes : vous avez visé juste.
Le problème, c’est que le frère cadet de Louis XIV, Philippe, duc d’Orléans, est mort lui aussi (en 1710), ne laissant à son tour qu’un fils, Philippe II, né en 1674. C’est l’ancêtre direct de l’actuel « comte de Paris », pilier de la presse « people – gotha » qui incarne, avec des arguments juridiquement contestables, la branche royaliste dite « orléaniste » qui revendique le trône de France en cas d’une hypothétique restauration française.
Confronté à cette véritable hécatombe, incertain du sort du futur petit « Louis XV », sur la tête duquel reposent tous les espoirs dynastiques, Louis XIV a minutieusement préparé sa succession à l’aide d’un testament. Il a d’abord légitimé certains enfants adultérins qu’il avait eu avec Madame de Montespan (le duc du Maine et le Comte de Toulouse) afin d’en faire des prétendants au trône en cas de disparition sans postérité du jeune « Louis XV ». Il s’agit là d’un acte absolutiste de plus car cette disposition testamentaire est en contradiction flagrante avec les traditions coutumières qui excluent formellement du Trône les enfants non issus d’un mariage légitime.
Louis XIV a ensuite réglé les détails d’une « régence » éventuelle : c’est-à-dire le mode de fonctionnement du gouvernement de la France pendant le temps où le jeune « Louis XV » serait encore mineur, en attendant d’accéder au pouvoir à l’âge de 14 ans... Cette régence, un pouvoir temporaire, donc, doit être logiquement confiée au fils de son frère cadet défunt : Philippe II d’Orléans, lequel devra gouverner en compagnie des fils illégitimes du roi évoqués ci-dessus. Car Louis XIV n’apprécie pas véritablement ce personnage ouvert et un brin dilettante. Mais au moins il lui semble contrôlable : Philippe II d’Orléans est marié à Françoise-Marie de Bourbon : la dernière fille que Louis XIV lui-même a eu avec Madame de Montespan ! Le neveu du roi, épousant sa fille adultérine et entouré de ces beaux-frères illégitimes : on est donc en famille pour gérer les affaires courantes…
Mais, le 2 septembre 1715, lendemain de la mort de Louis XIV, le Parlement (Tribunal) de Paris, soucieux d’affirmer (enfin) son pouvoir au plus vite… casse et invalide le testament du roi ! Le Duc du Maine et le Comte de Toulouse sont déchus de leurs prétentions au Trône. Ouste, les bâtards !...
Que va-t-il donc se passer ?
Ayant planté le décor consécutif à la mort de Louis XIV, nous allons voir combien la noblesse et le peuple, trop longtemps contraints par la poigne de fer du défunt souverain et soumis à l’atmosphère dévote imprimée par Madame de Maintenon, ultime maîtresse du monarque, vont maintenant se livrer à une folle course aux plaisirs, à l’argent et à plein d’autres choses…Il s’agit d’une sorte de « printemps » : on s’émerveille de la liberté soudainement acquise et l’on échafaude les idées les plus folles.
Car le Parlement, s’il invalide les dispositions successorales du testament du défunt roi, valide en revanche l’ouverture d’une période de « Régence », confiée effectivement au neveu de Louis XIV : Philippe II d’Orléans. Celui-ci devient ainsi « Régent » en attendant que Louis XV atteigne sa majorité (fixée à l’âge de 14 ans, selon l’édit de Charles V promulgué en 1375), soit le 16 février 1723).
Philippe II d’Orléans devient donc en quelque sorte gouverneur des affaires du Royaume en… Contrat à Durée Déterminée… Il n’ignore pas que, si d’aventure Louis XV mourrait sans postérité (par exemple en bas âge…), c’est à lui que passerait la couronne.
Pour l’heure, la « Régence » va véritablement inaugurer une ère nouvelle où vont s’épanouir des idées et des comportements jusque-là interdits... La Régence, c’est en quelque sorte l’imagination au pouvoir dans les structures de la France de l’Ancien Régime : inutile de vous dire que cela va rapidement coincer. Mais n’anticipons pas.
Considérons plutôt que la Régence exprime d’abord les changements intellectuels qui s’opèrent durant cette période. Elle va semer des idées qui, mises sous l’éteignoir durant le règne (à nouveau absolutiste) de Louis XV, n’en ressurgiront qu’avec plus de force sous celui de Louis XVI pour emporter définitivement le régime.
Les élites intellectuelles aspirent à une monarchie où le poids de l’Etat centralisateur et colbertiste diminuerait au profit de corps intermédiaires locaux. Attention, il ne s’agit pas là d’un retour à la féodalité contre laquelle le pouvoir royal n’a cessé de se battre durant des siècles, non. Il s’agit bien d’une innovation consistant à donner à des assemblées de notables provinciaux, donc élus, des prérogatives administratives ou fiscales : en quelque sorte l’embryon de notre « décentralisation » actuelle, avec une prédominance, naturellement, de la noblesse. Cette idée que le pouvoir doit se partager et doit faire l’objet de contre-pouvoirs de la part des sujets du royaume n’est pas nouvelle : elle renoue avec les traditions monarchiques françaises oubliées sous la férule implacable de Louis XIV. Mais elle s’inscrit surtout dans le courant des Lumières et c’est pour cela que sa résurgence va avoir une telle portée pour l’avenir.
Le Régent en profite pour revenir au Palais-Royal, face au Louvre.
Paris redevient, ainsi qu’il l’avait toujours été le restera ensuite, le siège du pouvoir politique.
Philippe II d’Orléans entend d’abord se montrer libéral et, par une décision du 15 septembre 1715, établit une nouvelle façon de gouverner : la « Polysynodie ». Qu’est-ce donc que cette invention ? Littéralement : la « pluralité des conseils ».
Philippe d’Orléans est en effet intrigué et séduit par le modèle de la monarchie représentative britannique et est désireux de rompre avec le style Louis-Quatorzien (une batterie de ministres ne rapportant qu’au monarque seul). Il forme, dans le préambule de l’édit créant la Polysynodie, le vœu que « toutes les affaires du royaume soient réglées plutôt par un concert unanime que par la voie de l’autorité ». Philippe II veut gouverner « au centre » : un giscardien avant l’heure, quoi…
On crée alors le Conseil de Régence (où les décisions sont prises à la majorité avec voix prépondérante du Régent), celui des Affaires Etrangères (Torcy, ministre sous Louis XIV, démissionne), de la Guerre (Voysin démissionne), de la Marine, des Finances, du Commerce. Le Conseil du Dedans joue le rôle d’un Ministère de l’Intérieur et de l’Aménagement du Territoire (s’occupant notamment des routes, des canaux et des provinces) tandis que le Conseil des Consciences s’occupent des affaires religieuses (et désigne notamment les « bénéficiaires », c’est-à-dire les titulaires ecclésiastiques des « bénéfices » : ces rentes versées par les abbayes).
Le Régent lance en outre diverses réformes visant à régler les problèmes du royaume :
- C’est d’abord la tentative (sans succès) de réconcilier l’Eglise de France avec le mouvement « janséniste ». Ce dernier, issu des prédications du théologien flamand Jansénius et fort influent à Paris, prétend que la grâce divine est une prédestination et que nul effort humain (prière, conduite, etc…) ne peut permettre d’accéder au Salut. Cela ruine naturellement l’autorité du Pape qui a réagi par une bulle pontificale (« Unigenitus », 1713). La polémique théologique fait rage.
- C’est ensuite l’œuvre de percement de canaux pour accélérer la circulation des marchandises à l’intérieur du royaume et favoriser la prospérité.
- C’est encore la modernisation de la marine française et la réorganisation des arsenaux.
- C’est aussi la démobilisation progressive réussie des dizaines de milliers d’hommes mobilisés pour les guerres Louis-Quatorziennes et leur réinsertion dans la société civile.
Enfin, Philippe II d’Orléans relâche volontairement les liens diplomatiques avec la monarchie espagnole (le propre petit-fils de Louis XIV est sur le trône espagnol, on s’en souvient) et opère un rapprochement diplomatique avec l’Angleterre. Car si Louis XV venait à mourir sans héritier, il est probable que Philippe V d’Espagne se décideraient à contester, par opportunisme, le Traité qu’il a signé en 1713 à Utrecht pour revendiquer le Trône de France. Face à cette menace potentielle, Philippe Il tente de s’assurer de l’appui d’une grande puissance : ces tentatives diplomatiques constitueront ce que l’on appellera avec mystère le « secret du Régent ». Philippe Il signe ainsi un Traité d’amitié avec l’Angleterre le 28 novembre 1716 à La Haye.
Mais la Régence, ce n’est pas seulement ces aspects techniques, c’est également une période de plaisirs effrénés que symbolisent les débauches de la Duchesse de Berry (la propre fille du Régent) ou les « soupers libertins du Palais-Royal » : des agapes dont on devine l’issue et qui rassemblent des participants qui y colportent des rumeurs en traînant dans la boue les artistes, écrivains et musiciens de l’époque. L’encyclopédiste Denis Diderot, dans « Le neveu de Rameau » (1762) fera une peinture satirique et impitoyable de ces convives fêtards et désœuvrés qu’il considère comme des parasites immoraux, ignares et malfaisants.
La Régence donne par ailleurs lieu à un art décoratif qui enveloppe les objets de volutes et d’entrelacs, les garnissant de feuilles, de cornes d’abondance, de fruits et surtout de coquilles dans des tons où dominent l’or et le blanc.
C’est aussi une époque où l’art pictural se fait moins également moins compassé, moins figuratif et solennel pour devenir plus épicurien avec des artistes tels que Watteau et son célèbre « Embarquement pour Cythère » qui met en scène des amants dans un décor bucolique : du jamais vu.
Philippe d’Orléans, lui-même, se veut artiste et compose deux opéras (« Hypermnestre » et « Panthée »), peint et grave avec talent (on lui doit les illustrations d'une édition de « Daphnis et Chloé »).
Autre ressemblance (relative) giscardienne, Philippe Il aime les diamants et en achète un, énorme, réputé le plus beau d’Europe. Ce diamant venu de l'Inde avait été extrait en 1698. Expédiée en Angleterre et taillée dans une pierre de 410 carats (= 86 grammes !) la pierre avait été proposée sans succès à plusieurs cours d'Europe par son propriétaire Thomas Pitt, gouverneur de Madras. Seul Philippe II d'Orléans va accepter de l'acheter en 1717, donnant ainsi à ce diamant le surnom de « Régent » : la pierre est aujourd'hui conservée au musée du Louvre.
La Régence est enfin un temps d’effervescence idéologique et d’émergence d’une force inconnue jusque-là : l’opinion publique. Salons littéraires, cafés (tels le Procope, le plus ancien de Paris, ouvert en 1686) et clubs informels sont autant de lieux où l’on débat de tout : de religion, politique mais aussi météo, art, littérature. On y lit les journaux, imprimés et brochures qui fleurissent grâce à la bienveillance d’une censure officielle qui s’est nettement adoucie.
Dans ces conditions de bouillonnement intellectuel, gouverner « au centre » n’a rien d’une sinécure : le Régent a fort à faire avec les remuants magistrats du Parlement de Paris. Ceux-ci défient son pouvoir politique grâce au « droit de remontrance » que le Régent a rétabli en leur faveur : le droit de critiquer les actes législatifs sur la forme et sur le fond (un droit qui avait été naturellement purement et simplement supprimé par Louis XIV !). Mais cette ébauche de parlementarisme se mue rapidement en contestation ouverte du pouvoir et Philippe II est alors obligé d’user de méthodes plus musclées. Tandis que l’opposition à sa politique financière et fiscale prend de l’importance au sein du Parlement, le Régent fait manœuvrer la troupe dans Paris et convoque, le 26 août 1718 (comme aux plus beaux jours de l’absolutisme) un « lit de justice ». Il s’agit d’une cérémonie ostentatoire par laquelle le souverain impose sa volonté aux magistrats en leur ordonnant d’enregistrer puis d’appliquer ses décisions, mettant ainsi fin par la force aux discussions. Les magistrats font-ils mine de résister quand même ? Le Régent fait arrêter par les mousquetaires, dans la nuit du 28 au 29 août 1718, quatre magistrats de la Chambre des Enquêtes, dont son président, et les expédie aux îles ou en forteresse !
C’est un moment important qui marque un durcissement politique de la Régence, lequel s’accompagne de la mise en oeuvre, à marche forcée de réformes hardies en matière de finances publiques et de fiscalité.
Car les finances du royaume sont en effet au cœur des préoccupations du Régent Philippe d’Orléans. Pour couvrir ses simples dépenses de fonctionnement, le pays est obligé… d’emprunter : un cercle vicieux infernal. Le Régent nomme donc au Conseil des Finances un haut aristocrate prudent et pragmatique, technicien de ces questions : le duc Adrien de Noailles. Celui-ci entend rétablir les grands équilibres financiers du royaume en programmant la réduction progressive de la dette. Pour cela il faut réduire le train de vie de l’Etat car, explique-t-il après analyse, il y a trop de fonctionnaires qui coûtent trop cher et qui sont employés à des tâches inutiles. Il faut aussi contrôler plus étroitement les recettes fiscales, lutter contre la fraude des contribuables et la corruption des percepteurs. Bref, il faut mettre en œuvre des réformes de rigueur et de bon sens auxquelles personne n’avait pensé jusqu’à présent...
Vaste programme ! Car la fiscalité est un problème lourd et récurrent dans le royaume de France : les diverses provinces vivent avec des systèmes administratifs, des langues, des poids et mesures et des fiscalités indépendantes. La noblesse qui possède l’essentiel des terres et en touche les revenus ne paie pas d’impôt. Le clergé (qui possède le reste) en est également souvent exempté. Il n’y a donc pas d’impôt sur le revenu mais une sorte d’impôt à la source :
- sur la démographie : la Capitation est calculée par personne
- sur la production : la Dîme en nature ou en argent…
- sur les transactions : la Gabelle (sorte de TVA sur le sel)
- sur la circulation des personnes : droits payants d’accès ("octrois") aux foires et marchés pour les commerçants et multiples péages et octrois pour circuler sur les routes du royaume, entrer dans les villes, etc...
Vous aurez donc compris que le système fiscal français ponctionne la richesse produite au lieu de taxer les profits issus des échanges ou les revenus issus des placements. Il incite donc les sujets du royaume à épargner plutôt qu’à consommer, freinant le commerce, dissuadant l’investissement, incitant à la dissimulation fiscale et contribuant à la thésaurisation (l’épargne improductive). Les banques françaises sont peu nombreuses et très fragiles : elles n’ont aucunement la capacité de participer à la croissance économique en prêtant afin de lancer la production et favoriser le commerce.
C’est alors qu’entre en scène un écossais du nom pittoresque de John Law de Lauriston.
Nous allons voir quelles réformes va proposer cet ingénieux aventurier de la finance, visionnaire très en avance sur son temps mais aussi apprenti-sorcier qui va déchaîner des forces incontrôlables.
Né le 26 avril 1671 à Edimbourg, John Law (ses contemporains prononcent « Lass ») est le fils d’un riche orfèvre écossais qui a bâti sa fortune autant sur le travail des métaux que sur l’activité bancaire. En 1705, il tue en duel un jeune dandy pour une histoire de femme : le voilà contraint de fuir son pays.
Arrivant en France (c’est alors Louis XIV qui est roi), il se fait connaître par un livre (« Considérations sur le numéraire et le commerce », publié en 1705) dans lequel il expose des idées originales. Originales pour l’époque, évidemment, tant ces considérations nous semblent aujourd’hui relever du simple bon sens. Pour lui, la richesse d’une nation ne repose pas tant sur son patrimoine métallique (son stock d’or) mais sur l’abondance de la monnaie qui y circule puisque celui-ci favorise les échanges, le commerce et l’investissement. De même qu’il valait mieux passer du troc au lingot d’or, puis du lingot à la pièce d’or, il vaut mieux passer aujourd’hui de la pièce d’or au billet de banque : un concept révolutionnaire puisque l’on passe donc d’une économie réelle à une économie fiduciaire. Alors qu’en France, à cette époque, les Français utilisent couramment les métaux précieux dans leurs transactions quotidiennes, Law affirme de nouveau en 1710 : « Je propose de montrer qu’une espèce de monnaie peut être établie plus propre à cet usage que l’or et l’argent ».
Cela vous semble être presque du « Monopoly » ? Ces idées sont en réalité entièrement à la base de nos économies modernes.
Notre numéraire, vous le savez, n’a que très peu de valeur commerciale ni d’usage intrinsèque (du papier et de l’encre pour les billets, du zinc et du nickel pour les pièces). Il n’est acceptable comme outil de transaction que parce qu’il est représentatif d’une valeur sous-jacente : le pouvoir d’achat, d’autant plus élevé que cette monnaie est fortement cotée par rapport à celles des monnaies des autres pays avec lesquels s’établit le commerce. Lorsque vous possédez 1 Euro dont la valeur passe de 1 à 1,23 dollar américain (= le dollar "baisse"), vous possédez une monnaie qui vous offre, si vous achetez des biens aux Etats-Unis, un pouvoir d’achat de plus en plus élevé.
John Law, c’est déjà la dématérialisation de l’économie et l’idée que la masse monétaire (le nombre de pièces et de billets en circulation dans l’économie) joue un rôle fondamental dans une économie. Pour lui, plus la masse de monnaie est importante, plus l’économie d’un pays est puissante : il veut « faire marcher la planche à billets » comme l’on dirait aujourd’hui. Ce qu’il ne sait pas encore (mais que nos économistes savent aujourd’hui) c’est que, toutefois, une trop grande masse monétaire favorise l’inflation (la hausse des prix), laquelle affaiblit alors la monnaie par rapport aux autres devises et réduit la compétitivité dans les échanges internationaux. De nos jours, on limite cette inflation par le pilotage fin de la hausse ou de la baisse des taux d’intérêts de crédit : c’est le « monétarisme » (merci les cours d’économie à Sc-Po !). Ce qu’il perçoit intuitivement, en revanche, c’est qu’il faut faire du crédit à taux faible pour stimuler l’économie, les achats, les reventes, la production, les échanges et la prospérité.
Tout le monde suit ? Bien. Alors, reprenons au prochain épisode…