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LA PLUME ET LE ROULEAU

LA PLUME ET LE ROULEAU

250 chroniques éclairent le présent à la lumière de l'histoire


1830 : Les MYSTERES DE PARIS sous la MONARCHIE DE JUILLET (1)

Publié par La Plume et le Rouleau sur 22 Février 2006, 15:58pm

Catégories : #Littérature & divers

Cher(e)s Ami(e)s et abonné(e)s de la Plume et du Rouleau,

La Monarchie de Juillet est une période un  peu floue dans votre mémoire ? Nous allons rafraîchir celle-ci.

Avec, au programme de ce nouvel opus historico-électronique : la rencontre avec le peuple, le peuple en colère. Je ne parle évidemment pas des cortèges de fonctionnaires syndiqués, scandalisés de ne plus pouvoir partir en retraite à 55 ans aux frais de la collectivité et révoltés de devoir renoncer, au moins partiellement, à un système de protection sociale mis en place il y a 60 ans, à une époque où l’espérance de vie était de 65 ans et la croissance annuelle de 5 %

Non, je parle du PEUPLE, du vrai, de celui des environs de la capitale parisienne, payé à la semaine, voire souvent à la journée, contraint de vivre dans la précarité, la pauvreté, l’exclusion et l’absence de perspective d’ascension sociale, d’espoir tout simplement. Cette population humiliée, rejetée, contrainte souvent de vivre dans des conditions d’hygiène et de soins misérable, obligée de s’endetter à des taux prohibitifs pour parfois seulement manger et systématiquement exclue des réformes coûteuses et inutiles lancées par une élite déconnectée de la réalité.

Parlerait-on donc aujourd’hui de la banlieue ? Certes pas. Nous le savons : HLM, école gratuite, CMU, sécu, RMI et allocs diverses et variées composent (heureusement !) l’univers de l’état-providence de 2006, lequel n’a rien à voir avec la VRAIE misère populaire de l’époque que nous allons évoquer.

Car  il y a 158 ans tout juste, le 22 février 1848, des évènements tragiques allaient bouleverser Paris et la France. Ce jour-là, 22 février 1848 donc, Paris se couvre de barricades. Pourquoi ? Parce que la cocotte-minute a trop longtemps bouilli : elle explose maintenant. C’est que le « roi des Français », Louis- Philippe 1er vient d’interdire la tenue d’un banquet : en fait une réunion dînatoire destinée à rassembler des opposants au régime qui déversent diatribes et pamphlets contre le régime de la « Monarchie de Juillet ». Cette décision arbitraire met le feu aux poudres. C’en est trop ! A une époque où l’on manifestait pour défendre la démocratie et la liberté (et pas seulement le maintien de son pouvoir d’achat), une violence trop   Comment a-t-elle pris corps et jusqu’où ces évènements vont -ils aller ? Découvrons-le dans le cadre d’une promenade à la fois historique, politique et littéraire qui nous fera découvrir toute à la fois des institutions, une ville et un roman, où la violence, longtemps contenue va se déchaîner.

Reprenons du début.

1815 : Napoléon est définitivement exilé à Sainte-Hélène. C’est la fin de l’Empire et la « Restauration » de la monarchie. Le Comte de Provence, frère du défunt roi Louis XVI, monte alors sur le trône sous le nom de « Louis XVIII ». Pour la France, est-ce le retour à la case départ ? Pas complètement. Prudemment, Louis XVIII ne revient pas à l’ « Ancien Régime » : il conserve les structures administratives napoléoniennes (unification du droit public, privé, administratif) et accorde une « charte » légalisant la présence d’une assemblée élue par un nombre restreint d’électeurs et disposant de pouvoirs consultatifs. On s’oriente vers une sorte de monarchie vaguement tempérée.

Mais Louis XVIII meurt le 16 septembre 1824. Le roi défunt n’ayant pas d’héritier, c’est alors son frère, le comte d'Artois, qui ceint la couronne de France sous le nom de « Charles X ». Le personnage est particulièrement réactionnaire. En 1789 déjà, son opposition farouche à l’extension du droit de vote du Tiers Etat (que Louis XVI consentait au contraire à examiner) l’avait classé parmi les « ultras » dont on disaient qu’ils étaient « plus royalistes que le roi ». Resté tranquillement en Angleterre depuis le renversement de la monarchie (1792), il n’est revenu en France que depuis 1814. En 1824, appelé à régner, il renoue avec l’antique tradition, tombée en désuétude depuis 1774 (50 ans !) du sacre à Reims.

Mauvais effet.

D’emblée, Charles X irrite l’opinion publique par un caractère excessivement dévot, un autoritarisme personnel et la domination par les « ultras » des Chambres élues. La presse l’éreinte autant qu’elle le peut. En 6 ans à peine, la situation va gravement dégénérer. Les élections du printemps 1827, même si elles se déroulent au suffrage « censitaire » (il faut disposer d’un certain patrimoine pour avoir le droit de voter, merde, quoi !) donnent à la Chambre une majorité de députés dits « Libéraux » : des bourgeois qui entendent donner aux institutions une allure plus démocratique, donc plus conforme à l’évolution du temps. Mais ils se heurtent à l’obstruction de Charles X. Alors, en 1830, 221 députés libéraux décident d’exprimer ouvertement leur mécontentement. Ils rédigent une « adresse » : un document écrit qui, quoique fort respectueux, dénonce sans ambiguïté les choix royaux et souligne l'opposition entre des députés élus et une royauté non élue… Comment va réagir Charles X ?

Mais Charles X n’a pas l’intention de suivre l’exemple de son défunt frère Louis XVI, indécis et pusillanime, autrefois tiraillé entre la pression de la noblesse et les réformes nécessaires du royaume. Il tranche : il dissout l’assemblée le 16 mai 1830 et convoque des élections. Ce coup de force, à la réflexion, n’en est pas un puisque le roi, implicitement, demande bien l’appui populaire afin de conforter son pouvoir et de renforcer sa légitimité. Dissoudre pour mieux avoir une majorité encore plus large en sa faveur… (ce sera une brillante idée reprise en 1997 par le Chef de l’Etat Jacques Chirac sur le conseil de celui qui sera Premier Ministre de 2006, Dominique de Villepin !)... Pas de pot, en 1830 comme en 1997, le peuple est capricieux et l’arme de la dissolution se retourne contre celui qui l’utilise. Aux élections de juin-juillet 1830 : ce ne sont plus 221 députés libéraux mais… 274 qui sont élus !

Mais il n’en a cure. Ce monarque rétrograde n’entend pas céder à la pression des parlementaires qui exigent le remplacement de Polignac par un ministre qui aurait la confiance des Chambres. Il le dit à son ministre Polignac : « La première reculade que fit mon malheureux frère (Louis XVI) fut le signal de sa perte (.…). Je ne vous renverrai pas (…) Si je cédais cette fois à leurs exigences, ils finiraient par nous traiter comme ils ont traité mon frère ». Opérant un véritable coup de force caché sous les apparences de la légalité, il décide de gouverner par « ordonnances », au mépris de la majorité sortie des urnes. Il fait publier, le 26 juillet 1830, les textes dits des « quatre ordonnances de Saint - Cloud » :Un homme, toutefois, va prendre la plume et, le temps d’un « roman-feuilleton », ouvrir les yeux à tous. Son œuvre est publiée entre juin 1842 et octobre 1843, dans le Journal des débats, précisément : une feuille de choux à tarif abordable qu’on lit dans le petit peuple. Elle va tenir des milliers de lecteurs en haleine, se diffuser dans toutes le classes sociales, faire des émules dans plusieurs pays d’Europe et amplifier un peu plus la contestation du régime de la Monarchie de Juillet.

- Deuxième dissolution de la Chambre des députés. Le bougre s’imagine que la presse, ainsi muselée, les électeurs abandonneront leurs idées de réforme pour voter en faveur de candidats aux ordres du pouvoir exécutif. C’est ignorer que les électeurs sont, précisément, les plus instruits et qu’ils sont donc moins malléables intellectuellement que le peuple…

- Autorisation préalable désormais nécessaire à toute publication de presse (en pratique : suppression pure et simple de la liberté de la presse). C’est la dictature !

- Modification de la loi électorale (laquelle détermine le patrimoine permettant de savoir si l’on est électeur ou pas). Dans le calcul, on favorise la propriété foncière (donc aristocratique et provinciale, a priori plus favorable à la monarchie) au détriment du patrimoine financier (donc bourgeois et urbain, a priori plus favorable à l’opposition libérale). Le vote, par ailleurs, se fera désormais à bulletin ouvert et non plus fermé !

- La date des nouvelles élections est fixée aux 6 et 13 septembre 1830.

C’est beau, c’est poignant, c’est glorieux : ce sont les journées des « Trois glorieuses », quoi...Devant cette révolution, Charles X abdique et oblige son petit-fils (le « duc de Bordeaux ») à en faire de même. Il prend le chemin de l’exil (en Angleterre). Son lointain cousin, le duc d’Orléans, de la branche des « Orléans » (les descendants du frère cadet de Louis XIV) est nommé « Lieutenant-Général du Royaume ». Il prend, le 3 août 1830, le titre de « Louis-Philippe 1er , roi des Français » et inaugure la « Monarchie de Juillet ». La nuance est de taille : c’est dorénavant le peuple français qui est à la source du pouvoir et Louis-Philippe n’en est que l'expression.

Les 27, 28 et 29 juillet, Paris se soulève durant trois jours. C’est cet épisode mythique que Delacroix peint la même année et que nous aurons longtemps sur nos derniers billets de 100 FRF (interdits en Iran pour cause de nudité). L’allégorique « Liberté guidant le peuple » y est incarnée par une fille coiffée du bonnet phrygien, brandissant le drapeau, bleu, blanc, rouge républicain et armée d’un fusil à baïonnette d'infanterie, modèle 1816 (détail pittoresque : observez qu’elle n’est pas… épilée sous les bras mais après tout, dans de telles circonstances, l’on n’a pas forcément le temps de passer d’abord chez l’esthéticienne…) A sa gauche, un gamin de Paris est le symbole de la jeunesse révoltée par l'injustice et de son sacrifice pour les causes nobles : c'est Gavroche qui porte la « faluche », le béret des étudiants . A sa droite, un homme à genoux porte un chapeau haut de forme typique du bourgeois ou du citadin.

Ah là là, que d’émotions !…

Le 11 août 1830 un premier ministère est formé, il rassemble des ténors de l'opposition constitutionnelle à l’ancien souverain Charles X et on épure l'administration. Mais, entre la tendance du « mouvement » (favorable à une plus grande démocratisation en France et à une politique extérieure interventionniste) et celle de la « résistance » (qui, comme son nom l’indique, entend freiner ces évolutions), les réformes politiques vont avancer timidement.

En 1831, on élargit le nombre des votants (sans toutefois instaurer le suffrage universel) et on réforme l’élection des conseillers municipaux ainsi que l’accès à la « Garde Nationale » (sorte d’armée de réservistes). Mais la France reste l’objet d’une grande agitation politique (novembre 1831 : révolte des Canuts de Lyon, juin 1832 : insurrection républicaine à Paris), amplifiée par une situation économique difficile et le choc que va représenter l’épidémie de choléra de 1832. Louis-Philippe poursuit toutefois des réformes sociales : en 1833, la loi impose ainsi la création obligatoire d’une école primaire dans chaque commune. Ces réformes s’accompagnent cependant d’une répression politique intense contre toutes les associations ou partis qui s’aviserait de critiquer le pouvoir. En 1934, 2 000 personnes sont ainsi arrêtées suite à de nouvelles insurrections à Paris et Lyon. En 1835, Louis-Philippe échappe à une tentative d'assassinat. La répression se durcit encore.

Ce n’est pas tout, la Monarchie de Juillet subit aussi les menaces des royalistes et des bonapartistes qui fomentent des troubles, ourdissent des complots et mènent des tentatives d’insurrections sporadiques (la duchesse de Berry en 1832 et Louis-Napoléon Bonaparte, futur Napoléon III, en 1840).

Pour ancrer sa popularité et se donner une couleur populaire, Louis-Philippe fait ériger en 1840, sur la très symbolique place de la Bastille, la « colonne de Juillet » autour de laquelle iront danser de 1840 à aujourd’hui en passant par 1981, des foules de sympathisants socialistes convaincus que le « grand soir » est proche. Faire rêver le peuple pour sauver sa peau politique, il n’y a que cela de vrai, tous les hommes politiques savent cela…

Vaille que vaille, la Monarchie de Juillet se maintient donc et, pour se pérenniser, table sur une série de réformes économiques entreprises par le ministre François Guizot (ci-contre). Le pays bénéficie en effet, contrairement aux années précédents, d’un véritable décollage économique du pays entre 1840 et 1846. Le rythme de croissance est de 3,5% par an, les revenus agricoles augmentent, entraînant une hausse du pouvoir d'achat et, à son tour, de la production industrielle. Pour que les biens et les marchandises irriguent la France, une loi de 1842 réorganise le réseau ferré, lequel passe de 600 à 1 850 kms (il y en aura 3 870 kms en 1852, 17 000 kms en 1870 et 31 000 kms en 2003).

Guizot, esprit brillant et technocratique, est fondamentalement un conservateur que n’intéresse pas la question des classes populaires et laborieuses. Ce n’est pas qu’il est hostile à toute réforme, non mais il veut progresser par étapes.

Or, vus l’avez bien compris, ces réformes graduelles deviennent inacceptables pour la majorité de la population qui réclame des changements rapides pour mettre fin à un mal endémique : ce phénomène social, qu'on baptise le « paupérisme ». C’est que le décollage économique et l’industrialisation a complètement déstructuré les anciennes solidarités de corporations ou de villages, lesquels se dépeuplent par ailleurs rapidement du fait de l’exode rural. En résumé : la croissance économique profite aux paysans mais pas aux ouvriers, lesquels forment désormais une part importante de la population et se concentrent massi vement dans les villes dans des conditions de logement et d’hygiène déplorables. Moins que la « croissance sans emploi » que connaît aujourd’hui la France, c’est plutôt, en 1830, d’une croissance proche du plein emploi mais sans amélioration du niveau de vie dont il faut parler. Et pour cause : aucun encadrement législatif ou réglementaire du travail n’existe. C’est la loi du marché pure et dure qui s’applique, sans frein ni contrôle ni barrière.

Sur une population de 40 millions de Français, on compte 250 000 mendiants et 3 millions de Français inscrits aux « bureaux de bienfaisance » (les Resto du Cœur et autres Armée du Salut de l’époque…) En 1828, Lille compte 20 000 indigents pour 80 000 habitants. Des familles entières, y compris les enfants, travaillent dans le textile de treize à quinze heures par jour. 75 % des enfants ne parviennent pas à l’âge adulte. Pour l’ouvrier de la manufacture, « vivre, c’est ne pas mourir », comme le dit alors le philosophe Guépin. La grève est interdite, le livret ouvrier (une sorte de livret scolaire qui suit l’ouvrier dans tous ses emplois) obligatoire. Face à la misère et sans possibilité de contrôle des naissances, le nombre des naissances illégitimes, des enfants abandonnés, des infanticides s’accroît vertigineusement, menaçant l’équilibre démographique de la société. Le pauvre est considéré comme immoral, une brute, un être dangereux. « Les Barbares qui menacent la société ne sont point au Caucase ni dans les steppes de la Tartarie. Ils sont dans les faubourgs de nos villes manufacturières », précise le Journal des débats (progressiste mais réformiste) en 1831.

Mais ces réformes ne doivent concerner que la classe moyenne, les notables qui, seuls, peuvent être les garants de l’ordre social. Refusant le nivellement par le bas et donc tout abaissement du « cens » (le niveau minimal d’impôt payé pour avoir le droit d’être électeur), il réfute l’idé e du suffrage universel direct pour faire la promotion de l’enrichissement. « Enrichissez-vous par le travail et par l'épargne et ainsi vous serez électeur ! » affirme-t-il. Inutile de dire que ce raccourci lapidaire suscite l’indignation de la catégorie la plus défavorisée de la population qui, même si elle le veut ardemment, ne voit pas très bien comment elle peut s’enrichir à court terme...

Ce réservoir de mécontents et de laissés-pour-compte porte en germe de graves dangers pour la société. Certains penseurs (Marx, Tocqueville, Saint -Simon, Fourier) le comprennent. Mais leurs publications restent confinées à des cercles étroits : agitateurs révolutionnaires, bourgeoisie intellectuelle, aristocratie davantage versée dans la charité que dans les réformes sociales…

Un homme, toutefois, va prendre la plume et, le temps d’un « roman-feuilleton », ouvrir les yeux à tous. Son œuvre est publiée entre juin 1842 et octobre 1843, dans le Journal des débats, précisément : une feuille de choux à tarif abordable qu’on lit dans le petit peuple. Elle va tenir des milliers de lecteurs en haleine, se diffuser dans toutes le classes sociales, faire des émules dans plusieurs pays d’Europe et amplifier un peu plus la contestation du régime de la Monarchie de Juillet.

Comme va le noter l’écrivain Théophile Gautier avec un humour non dépourvu d’envie : « des malades ont (même) attendu, pour mourir, la fin des Mystères ». Mais des mystères de quoi ? C'est un écrivain, Eugène Sue, qui va faire paraître un roman à épisode rocambolesque : « Les Mystères de Paris ».

Qui est Eugène Sue ? L’homme est né à Paris le 26 janvier 1804 (date la plus probable, il existe des contestations sur ce point) et est fils d’un chirurgien militaire. En réalité, ce simple pedigree cache le fait qu’Eugène Sue naît dans une famille fortunée et extrêmement favorisée : son parrain est Eugène de Beauharnais (le fils du premier mariage de Joséphine de Beauharnais) et sa marraine la mère de celui-ci : Joséphine de Beauharnais, première épouse de Napoléon Bonaparte lui -même !

Mais Eugène, trop favorisé, est dilettante (il aurait mieux fait de naître pauvre, afin d’être courageux, tiens…) Il quitte ses études sans qualification pour travailler avec son père comme « médecin auxiliaire » (simple aide sans diplôme). De 1823 à 1829, il effectue ainsi plusieurs voyages sur les océans et commence à écrire des romans d’aventure, tel les « Lettres de l'homme mouche », en 1826. Il hérite alors une première fortune à la mort de son grand -père maternel puis abandonne son emploi d'auxiliaire à la mort de son père en 1830. Riche de ce nouvel héritage, il hésite un temps entre la peinture et la littérature qu'il choisit définitivement en 1832. Les frasques et les nombreuses liaisons de ce typique dandy parisien défraient alors la chronique mondaine. En 1833, à la fondation du très sélect Jockey-club, il en est l’un des premiers membres. Rien ne prédispose donc l’individu à se pencher sur la misère du peuple. Sauf…

Sauf ses propres malheurs, évidemment. Car Eugène mène une vie de bâton de chaise et son train de vie finit par être au-dessus de ses moyens. Vers 1837, il est déjà totalement ruiné ! Pour vivre, il va être obligé de travailler. De travailler, oui ! Quelle décadence, vous en conviendrez…

Pour payer ses dettes, il écrit alors, de préférence des récits d’aventure maritimes, exotiques ou historiques mais toujours dans la même veine. Leur succès est mitigé. Et puis, un jour, un de ses ami, du nom de Goubaux, lui suggère d’écrire un roman inattendu, un roman à propos du le peuple, du vrai, de celui de la rue, des faubourgs, des petits, des sans grade, des misérables. Mais Sue est sceptique : « Mon cher ami, je n’aime pas ce qui est sale et sent mauvais » répond-il avec mépris. Pourtant, l’idée fait son chemin dans son esprit. Sue se décide. Il se procure une blouse rapiécée, se coiffe d'un casquette et, avec audace, descend dans une taverne mal famée, incognito. Là il assiste à une rixe entre deux individus : ces personnages lui fourniront la matière romanesque des premières feuilles du roman dont il entame la rédaction sitôt rentré de son expédition, la soumettant à son ami Goubaux. Les premières ébauches sont soumises à l’éditeur qui convient avec Sue du modus operandi : 2 volumes seulement et une publication sous forme de livre. En fait, Les « Mystères de Paris » en feront 10 et seront diffusés par Le Journal des débats, dans une série d’épisodes courant entre juin 1842 et octobre 1843 et qui vont connaître un succès immédiat , touchant toutes les couches de la société et tous les pays.

Le roman est touffu. Nous allons tenter d’en restituer l’essence avec concision. Il raconte, sur un laps de temps courant de début 1827 à fin 1828 (soit 15 ans auparavant), les mésaventures d’une vingtaine de personnages issus de conditions sociales diverses (nous en découvrirons quelques uns plus loin) mais dont les destins se croisent en réalité depuis une vingtaine d’années. Ces épisodes tous plus dramatiques les uns que les autres vont tenir des milliers de lecteurs en haleine et frapper les imaginations. Voyons-en l’essentiel (mais ne vous gênez pas pour lire l’oeuvre, c’est un régal). Le personnage principal des « Mystères de Paris » est son Altesse Royale Gustave-Adolphe V, grandduc régnant de l’état allemand (imaginaire) de Gerolstein. Précision en effet, que, de 1813 à 1866, l’ « Allemagne » n’est pas un pays unifié, c’est un agrégat hétérogène de « principautés » et de « duchés ». Cette diversité offrira d’ailleurs pendant longtemps le décor de nombreuses œuvres romanesques. Pour en juger, que l’on songe seulement au magnifique « Königsmarck » que Pierre Benoît écrira en 1918 (soit 50 ans après la réunification de l’Allemagne sous l’égide de la Prusse par Bismarck)…

Bien que richissime, Gustave-Adolphe est en réalité un grand malheureux (il aurait mieux fait de naître pauvre, afin d’être heureux et simple d’esprit, tiens…). Tombé fou amoureux dans sa jeunesse de la comtesse écossaise Sarah McGregor (en réalité une coureuse de mari) il en est même venu, pour l’épouser, à braver la réprobation de son père : une faute qu’il se reproche amèrement. Devenu père à son tour, Gustave-Adolphe a alors eu la douleur de voir sa femme le quitter en… kidnappant sa fille, dont elle l’a ensuite informé qu’elle était morte ! Quelles vicissitudes… Brisé de chagrin et de remords mais pourvu d’une solide éducation et d’une saine constitution, Gustave décide d’aller se changer les idées en voyageant en France (charmant pays connu pour son art de vivre) Pour corser un peu ses pérégrinations, il décide d’apprendre l’argot parisien, la boxe (pour en remontrer aux voyous) et, ainsi armé, d’aller à la rencontre du peuple de la capitale.


Habillé en homme du peuple (blouse, casquette, foulard et pantalon de grosse toile) et sous le pseudonyme de « Rodolphe », il sillonne alors les quartiers à l’époque mal famés de l’île de la Cité. Il s’attable ainsi dans des bouges infâmes pour discuter avec les petits délinquants, trafiquants et criminels qui pullulent sur les quais de la capitale. Il loue également une chambre au 17 rue du Temple (4 ème arrondissement, aujourd’hui à deux pas de la rue de Rivoli, qui, à l’époque, n’existe pas). Bref, l’aristocrate recherche du pittoresque. Il va être servi. Et le lecteur aussi car, à la vue du quotidien misérable d’une grande partie de la population, le grand-duc s’étonne, s’émeut, s’indigne, se scandalise, veut réagir. Et le lecteur aussi. Car le vrai héros du livre, ce n’est pas Rodolphe, c’est le peuple de Paris lui-même… Et tout le monde le comprend.

« Les Mystères de Paris » sont une grande fresque sociale qui bouleverse le contemporain par sa précision et la justesse de ses descriptions. C’est aussi, pour les lecteurs de ces chroniques férus d’histoire, la peinture d’une société où l’Etat-Providence d’aujourd’hui n’existe pas : pas de sécurité sociale, pas d’assurance-chômage ni d’assurance tout court, pas de SMIC ni de droit du travail, ni de RMI ni de RSA ni de SAMU social.

C’est également une société où la dureté des peines judiciaires infligées surprend : une dette impayée vous envoie en prison (ferme, car le sursis, fort prisé de nos hommes politiques actuels, n’existe pas), un faux en écriture vous envoie au bagne pour 15 ans, un cambriolage nocturne avec récidive vous condamne au carcan en place publique (cela existe encore) puis aux travaux forcés pour 20 ans. Un crime de sang, lui, vous conduit tout droit à l’échafaud… Avec son réalisme cru, ses descriptions poignantes, le livre préfigure le « naturalisme » de la fin de son siècle. Sue, c’est « du Zola » avant Zola lorsque, par exemple, il décrit, dans une scène hallucinante, la soupente glaciale ou s’entasse, sans chauffage en hiver et à peine vêtue de haillons, une famille de 7 personnes, dont l’épouse est mourante, la grand-mère à demi-folle et les enfants rendus malades par la malnutrition. Il fait dresser les cheveux sur la tête du lecteur en décrivant comment « la Chouette », ignoble tenancière, punit une fillette qui n’a pas assez « rapporté » dans son activité de mendicité en... lui arrachant une dent ! Il inaugure donc un genre nouveau, très en avance sur l’académisme édulcoré du « Comte de Monte Cristo » (1845) de Dumas qui, pourtant, lui est contemporain.

« Les Mystères de Paris » sont, évidemment, un drame. On y souffre, beaucoup, physiquement et moralement. On y peine à la tâche, on y a froid, on y est malade, on y a faim. On y est aussi taraudé par les soucis, la maladie et la peur. On y vit au jour le jour, avec la fatalité du quotidien et l’angoisse du lendemain. Les moments de détente, de sérénité existent tout de même mais ils sont rares. On y meurt, aussi, de maladie, de misère, de faim mais aussi de coups de couteau, de revolver, de strangulation ou de noyade. On s’y suicide et on s’y assassine. On y rencontre un univers d’une grande violence, jusque dans le quotidien des existences. On y découvre que l’insécurité est telle que, en 1827, on égorge facilement pour quelques sous. On y observe également un monde socialement très cloisonné avec une société divisée en classes sociales quasiment étanches.

Car, si la construction d’écoles est obligatoire, y aller ne l’est pas (il faudrait attendre 1882). Les classes possédantes, endogames, vivent en cercle fermé bien que les quartiers parisiens voient souvent coexister côte à côte luxueux hôtels et infects taudis. Les brillants carrosses y croisent des mendiants ou les SDF (« chemineaux ») de l’époque… On n’y a pas encore inventé l’ascenseur social (dont, par ailleurs, on a aujourd’hui oublié d’assurer la maintenance…) Paris en 1827, c’est donc un peu Bogota, Manille et Rio réunis.

Le roman est aussi terriblement pittoresque : nous allons le voir dans l'épisode suivant.

La Plume et le Rouleau © 2006

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