Mes Chers Amis,
Comme d’habitude, pour nous distraire et nous instruire, j’ai fouillé au fond de mes archives et déniché une histoire surprenante, aujourd’hui recouverte de la poussière du temps et de l’oubli. Mais quelle ne fût pas ma surprise en constatant que, alors qu’aucun contemporain de l’affaire ne peut plus la raconter aujourd’hui, cette anecdote invraisemblable conservait aujourd’hui encore quelque résonance. Voici donc un récit où l’apparence aussi bien que la chute ne sont, encore, pas comme l’on s’y attendait.
Nous sommes le 24 juin 1858. La veille (23 juin 1858), l’Inquisiteur de Bologne (Italie) a, avec l’intervention des forces de police, arraché un enfant de 7 ans à sa famille pour le placer, d’autorité, à l’hospice des Catéchumènes à Rome, près de la Madone-des-Monts (un "catéchumène" est un néophyte que l’on instruit pour le mener au baptême chrétien). Qu’est-ce qui avait bien pu motivé une décision aussi incroyable ?
Reportons-nous un peu en arrière. L’Italie de 1858 ne ressemble guère à ce qu’elle est aujourd’hui : la péninsule est alors morcelée en divers états qui dépendent tous de pouvoirs différents. Certains sont indépendants, d’autres sont sous influence étrangère, d’autres, enfin, sont sous l’autorité directe du Pape qui en est le souverain théocratique depuis bientôt 11 siècles : une bonne partie de l’Italie centrale, Rome et ses alentours, Bologne, l’Ombrie, les Marches, la Romagne… Ce n’est donc pas étonnant que Garibaldi et les « patriotes » italiens voient dans ces possessions papales un obstacle majeur à la formation de l’unité du pays.
Le pape Pie IX, dépourvu d’armée, est menacé par les patriotes de Mazzini en 1848 et il doit s’enfuir temporairement à Gaète entre 1848 et 1850 avant de pouvoir revenir à Rome.
Napoléon III, empereur des Français, apporte quant à lui son aide à Garibaldi pour contenir l’influence des Autrichiens, notamment dans le Piémont. Malgré les protestations des catholiques français, il soutient les soulèvements populaires dans les états pontificaux et l’activisme des « patriotes ». Pie IX, lui, on le comprend, est furieux et réplique sur le plan spirituel (quelques années plus tard, l’encyclique « Quanta Cura » et le « Syllabus » de 1864 s’opposeront au libéralisme philosophique et à la possibilité pour l’homme d’élever son âme hors de la religion chrétienne).
Ce qui va devenir l’ « affaire Mortara », du nom de la famille au centre d’une empoignade invraisemblable, prend donc place dans ce contexte où le pouvoir pontifical se sent à juste titre menacé et où Napoléon III prend une place grandissante sur la scène politique européenne.
Début 1858, une étrange histoire parvient aux oreilles de la Sacrée Congrégation pour la Doctrine de la Foi (ex-"Inquisition") : quelques années auparavant, Edgar, le fils aîné d’une famille israélite de Bologne, les Mortara, alors en bas âge, était tombé gravement malade. Désespérée et désireuse de le sauver, la servante de la maison, une chrétienne du nom d’Anna Morisi avait tenté une ultime manoeuvre : elle avait, en secret, administré à l’enfant les sacrements du baptême selon les formes requises afin d’en faire un chrétien et recommandé le salut de l’enfant à Dieu. La femme avait beaucoup prié et l’enfant avait guéri. Il avait maintenant grandi, atteint l’âge de 7 ans et, ainsi que la servante l’avait confié à une amie, celle-ci se lamentait en secret de voir ce chrétien malgré lui, baptisé à l’insu de tout le monde (et de lui-même), être élevé dans la religion juive (malgré lui aussi !).
Après les vérifications nécessaires, la Congrégation décide alors, conformément au droit canon (le droit de l’Eglise) de placer cet enfant dans un contexte où, chrétien dans le droit, il sera élevé dans le christianisme.
Le Vatican développe en effet 4 arguments :
- Le sacrement du baptême, même non administré par une personne consacrée, a fait entrer le jeune Edgar Mortara dans l’Eglise
- L’Eglise a ainsi acquis un droit sur lui supérieur au droit humain, culturel ou biologique
- Les Mortara doivent se soumettre aux lois de l’état où ils vivent et cet état est sous l’autorité du pape
- Les Mortara, du reste, se sont placés dans l’illégalité en employant une servante chrétienne, ce qui est formellement interdit dans les états pontificaux.
Mais l’affaire s’envenime : dépossédée de son enfant par la force, la famille Mortara alerte des institutions israélites et des journaux à travers l’Europe. La presse française s’empare de l’affaire et le gouvernement s’alarme de la tournure des choses. Par la voie diplomatique, Napoléon III rappelle à Pie IX les prérogatives et les devoirs paternels.
Peine perdue. « Un fait religieux appartient au domaine spirituel et ne saurait en aucun cas relever même de la volonté du chef de l’Eglise ». Le baptême est un « sacrement indélébile » et la paternité spirituelle est supérieure à la paternité naturelle : une vision qui pourrait être moderne puisqu’elle fait triompher les liens affectifs, intellectuels ou moraux par rapport aux stricts liens biologiques. Mais une vision qui, en fait, caractérise l’obstination de Pie IX sur ses positions. Les journaux libéraux et républicains s’étranglent de fureur devant l’intransigeance pontificale.
En France, où la campagne de presse prend un tour très nettement anticlérical, la presse catholique, elle, reste modérée. Si elle défend naturellement les positions du pape, elle se fait aussi l’écho des positions de membres influents du clergé comme les chanoines de Notre-Dame ou d’Orléans qui tempèrent la doctrine officielle et préfèrent l’apaisement et la négociation pour tenter de sortir de la situation.
Furieux de cette mollesse, le relais est pris par un agité du nom de Louis Veuillot : un ultra conservateur, converti tardivement, journaliste à « L’Univers » et qui a du reste maille à partir avec une partie de l’épiscopat français, mécontent de ses outrances. Mais L’Univers a de l’audience : 12 à 13 000 abonnés environ et un lectorat de 50 à 60 000 personnes au total soit, et de loin, le plus gros titre de sa catégorie.
Veuillot est un intransigeant qui a rencontré Pie IX, lequel lui accorde sa confiance. Par le ton employé, Veuillot accuse la famille Mortara et, à travers elle, tous les Juifs en général. Non contente d’appartenir au peuple déicide, les Mortara ne respectent pas les lois des états où ils vivent. Leurs coreligionnaires, on le voit, pratiquent la collusion transfrontalière et ourdissent un complot international, infiltrant la banque, laquelle soutient une presse inféodée et partiale, et cela dans un but séditieux. Veuillot, ce n’est pas encore l’antisémitisme tel qu’on le connaîtra dans les années 1920 / 1930 mais c’est déjà l’antijudaïsme tel qu’il se déploiera dans les années 80 / 90 avec l’Affaire Dreyfus.
Tout le monde s’agite et ainsi vont l’été et l’automne 1858 : du bruit, beaucoup de bruit.
Trop de bruit.
Ce qui est mauvais pour la diplomatie. Napoléon III s’irrite. A la fin de novembre 1858, le Ministère de l’Intérieur prévient officieusement mais fermement les journaux par une instruction sans appel : plus question d’ « agiter la question de l’affaire Mortara ». Veuillot, intimidé, s’arrête net. La polémique se dégonfle instantanément. On n’entendra plus parler de l’affaire. Mais l’enfant, lui, restera dans l’institution catholique.
Quelques années plus tard, Napoléon III changera de cap pour protéger le pape (victoire de Mentana en 1867) face aux garibaldiens avant, suite à la guerre franco-prussienne de 1870, de l’abandonner à son sort. En 1870, l’unité de l’Italie sera achevée et les états du pape se verront réduits aux palais romains de celui-ci.
Mais au fait, que pensa l’intéressé de toute cette affaire qui, il faut le reconnaître, nous semble ahurissante aujourd’hui ? Car, vous n’avez pas été sans le remarquer, le jeune garçon (puis jeune homme) pour lequel on s’empoigna si vigoureusement, ne fut jamais interrogé ! Il est vrai que les arguments échangés sur son compte concernaient davantage un point de principe que le destin d’un individu mais tout de même !
Eh bien, tandis que la servante, Anna Morisi, prenait le voile, Edgar Mortara choisit, à 17 ans, de… se faire ordonner prêtre (1875) clouant ainsi le bec à tous les anticléricaux et manifestant un libre-arbitre que ceux-ci avaient toujours appelé de leurs voeux mais pour une issue qu’ils espéraient sûrement différente ! Il ne reniera jamais son engagement et restera du reste prêtre jusqu’à sa mort, en 1940, à Liège.
Comme elle est sans doute inconnue de nombre d’entre vous, on pourrait croire que cette affaire est aujourd’hui complètement enterrée et oubliée.
Il n’en est rien. Les ombres du passé, vous le savez, errent souvent parmi les vivants.
Ainsi, à l’automne 2000, l’actuel pape Jean-Paul II a admis au nombre des « bienheureux » (première étape vers la canonisation) deux de ses prédécesseurs sur le trône de Pierre :
- le pape Jean XXIII (dont l’impulsion vigoureuse initia le concile et les réformes de Vatican II de 1962, dont le jeune Karol Wojtyla fut un fervent partisan) et…
- le pape... Pie IX !
Moi-même, j’y perds mon latin (de messe).
Bonne journée à tous. La Plume et le Rouleau © 2002
Et pour d'autres mystères et secrets ayant trait au christianisme, lisez La cinquième nouvelle...