Mes Chers Amis,
Vous savez que les Chroniques de la Plume et du Rouleau se piquent d’évoquer des choses dont plus personne ne se souvient aujourd’hui.
Or le 20 juin 1937, le député de la Guyane, Gaston Monnerville, présente au Parlement un projet de loi original : l’abolition du bagne. Pourquoi le fait-il et va-t-il y parvenir ?
Evoquons donc cette institution séculaire que la mémoire collective a retenu à travers la littérature (Chéri-Bibi, Jean Valjean), le cinéma (Papillon) ou les grandes affaires judiciaires (Dreyfus, Seznec)…
Jusqu’en 1748, les condamnés aux travaux forcés sont envoyés sur les galères du roi où ils participent à un effort collectif au grand air. Mais à partir de 1748, les galères sont remplacées par des lieux de détention fixes : les bagnes de Toulon, Brest et Rochefort où les détenus travaillent pour les arsenaux. Le plus célèbre « pensionnaire » de Toulon, Vidocq, finira même ministre de la Police (alors que de nos jours, ce sont plutôt les ministres qui terminent en prison…).
Si la Convention révolutionnaire exile déjà en Guyane les prêtres réfractaires au serment républicain (1795), c’est un décret de Napoléon III qui, en 1852, institue officiellement un bagne en Guyane et en Nouvelle-Calédonie pour les condamnés de droit commun.
Il s’agit d’envoyer la racaille loin de la métropole et de réserver le travail dans les arsenaux aux gens honnêtes. Il s’agit aussi pour l’Empire d’éloigner géographiquement les opposants politiques : une technique que la République reprendra plus tard à son compte concernant les communards !
En 1854, une loi définit ainsi la « transportation » : tout condamné aux travaux forcés sera envoyé automatiquement au bagne en Guyane. Si c’est pour moins de 8 ans, il devra, à sa libération, rester en Guyane un temps supplémentaire au moins égal (c’est le « doublage »), si c’est pour 8 ans ou plus, il y restera à vie.
Mais les années 1880 voient une montée inquiétante de la délinquance en France, corollaire d’un urbanisme désordonné et du chômage consécutif aux crises économiques de cette décennie-là. La presse demande alors une « lessive générale », tel le Figaro du 27 avril 1883. On décide donc d’envoyer également au bagne de Guyane d’autres délinquants de métropole, condamnés seulement à des peines de prison mais qui s’avèrent multirécidivistes : c’est la « relégation ».
Ouste !
Pour défendre le principe d’une éviction définitive de la métropole de ces éléments jugés indésirables, les arguments ne manquent pas :
- Les partisans de la répression arguent de la nécessité de se débarrasser à jamais d’individus qui, par leurs récidives, sont devenus irrécupérables.
- Les « hygiénistes » leur emboîtent le pas : la société est comme un corps qui doit éliminer ses éléments malsains pour éviter la contagion.
- Les « pragmatiques » sont d’accord : les colonies ont besoin d’hommes jeunes et vigoureux dont l’énergie va pouvoir trouver un exutoire dans le défrichement, l’agriculture et la mise en valeur des terres.
- Quant aux derniers « disciples de la philosophie de Rousseau », ils pensent que la proximité de la nature est susceptible de permettre à ces hommes de retrouver la bonté naturelle que la société (évidemment mauvaise) leur a retiré. Et en plus il y a du soleil toute l’année...
Je ne brosserai pas le tableau de l’évolution de la structure du bagne. Disons qu’à partir des années 1880, il n’y a pas un seul mais plusieurs lieux de détention en fonction de la nature des prisonniers : certains sont affectés en ville à des travaux d’intérêt général ou de domesticité (c’est le sort le plus enviable), d’autres sont affectés dans des camps forestiers (près du fleuve Maroni) où le travail est harassant mais les « chances » de s’évader les moins minces, les plus dangereux sont regroupés dans l’île Royale tandis que les condamnés politiques le sont dans l’île du Diable : les courants marins et les requins s’y chargent d’une surveillance efficace et gratuite 24 h / 24.
Le grand public ne s’intéresse pas aux conditions de détention des bagnards. Celles-ci sont pourtant dramatiques : les bateaux qui les emmènent en Guyane sont surpeuplés et provoquent de nombreux décès dès le transport. Sur place, la nourriture est infecte et insuffisante sur le plan calorifique tandis que les travaux auxquels les hommes sont astreints sont pénibles et que les médicaments sont rares pour faire face aux affections tropicales spécifiques (parasites, etc…). Il faudra ainsi attendre 1938 pour que les détenus puisse consulter un dentiste par exemple. Les punitions sont sévères au sein d’un monde qui échappe à toute règle de droit et est uniquement régi par l’administration pénitentiaire et les rapports de force individuels.
Entre esclavage et bestialité, les forçats tentent d’échapper à un taux de mortalité élevé.

Le grand reporter Albert Londres publie en 1923 une série d’articles qui font sensation. Car, si le bourgeois se scandalise en découvrant ce qu’il a toléré pendant des décennies, il se délecte aussi en frissonnant à distance.
- Le bagne, c’est un univers d’exotisme, de soleil et de jungle, d’îles lointaines aux côtés hantées par les requins, aux nuits moites troublées par les cris des singes, le déplacement des araignées et les amours interdites
- Un univers de truands endurcis dont la brutalité inquiète mais fascine.
- Un univers, aussi, de drames et de tragédies, d’erreurs judiciaires ou de condamnations excessives, de jeunes délinquants ou de déserteurs dépourvus soudainement d’espoir de rédemption et transformées peu à peu en brutes aveugles.
- Un univers, enfin, d’aventures où les évasions de détenus sont rares mais sont le reflet d’un courage qui force l’admiration, sinon la sympathie : Henri Charrière, dit « Papillon », popularisé au cinéma par Steve Mc Queen, sera de ceux-là.
Au début des années 1930, les hommes politiques prennent le relais de la dénonciation du bagne. Il ne s’agit pas de dénoncer le principe d’une peine d’emprisonnement mais de dénoncer la façon de l’appliquer et les conséquences de celle-ci. Gaston Monnerville, pour sa part, est député de la Guyane à cette époque et ne peut plus tolérer que son département devienne l’égout ("la sentine") de la métropole qui y déverse ses asociaux et y relègue des criminels endurcis et irrécupérables, lesquels constituent une menace permanente pour la population installée.
Le 20 juin 1937, je vous l’ai dit, il propose ni plus ni moins que d’abolir l’institution, sans succès encore. Mais un an plus tard, il parvient à faire abolir, sinon le bagne, du moins la « transportation », c’est à dire de nouveaux envois en Guyane.
Mais la Seconde Guerre mondiale arrive : le sujet n’intéresse plus personne. Au bagne, la situation empire : nombre de forçats tentent de s’évader pour rejoindre la France Libre (dans un spectaculaire élan de patriotisme !…). La répression, exercée par une administration pénitentiaire qui dépend toujours du régime de Vichy, est impitoyable. La malnutrition progresse : le bagne n’est évidemment pas la priorité dans la gestion métropolitaine du rationnement… En 1942, le taux de mortalité est le plus fort de toute l’histoire de l’institution.

En 1943, la Guyane se rallie à la France Libre. De Gaulle envisage alors un moment d’envoyer au bagne les collaborateurs du régime de Vichy ! Mais le Général, toujours visionnaire, pressent que le projet manque pas mal de réalisme… Pourrait-on en construire dans les colonies d’Afrique ? Non. La Conférence de Brazzaville de 1944 trace de nouveaux rapports entre les colonies et la métropole : il n’est définitivement plus question de construire de nouveaux bagnes.
En mai 1944, De Gaulle charge le médecin-colonel Sainz d’organiser la liquidation définitive du bagne.
Début 1945, l’horreur des camps de concentration, rendue publique, rappelle à la France, désormais dans le camp des vainqueurs, qu’elle a, elle aussi, instauré un système concentrationnaire dont les conditions de détention sont inhumaines. Il n’est plus question de revenir en arrière.
Un premier convoi de 144 bagnards définitivement libérés (un est mort durant le trajet) arrive à Marseille le 17 août 1946. Les derniers ne reviendront qu’en 1953.
L’idée du bagne est définitivement morte aujourd’hui.
Morte ? Pas tout à fait.
En 1988, un candidat à l’élection présidentielle française avait eu une proposition originale : rouvrir un bagne aux îles Kerguelen (océan antarctique). Je vous laisse deviner de qui il s’agissait (un indice : il sera au second tour de l'élection présidentielle de 2002)…
Bonne journée à tous.
La Plume et le Rouleau © 2002
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