
1972 : SHOICHI YOKOI, soldat oublié mais fidèle
Mes Chers Amis,
Aujourd’hui je vous convie à un voyage dans le temps avec un récit inhabituel, étonnant, et, bien sûr, absolument authentique. Montons vite dans mon véhicule historico-spatio-temporel et en route ! Au compteur, nous nous retrouvons il y a 30 ans très exactement : le 24 janvier 1972, dans l’île de Guam.
Où est-ce ? Guam est une île du Pacifique, la plus grande des îles de Micronésie. Elle est administrée par les États-Unis et compte aujourd’hui 132 000 habitants. C’est une île volcanique boisée, bordée de récifs, au climat tropical humide. Cédée par les Espagnols aux États-Unis en 1898, elle fut occupée par les soldats japonais de l’Armée de Mandchourie en décembre 1941 qui y commirent d’innombrables atrocités contre la population.
Le 21 juillet 1944, les Américains lancèrent une offensive en y larguant des troupes aéroportées bientôt appuyées par un débarquement de chars d’assaut. Après d’intenses combats et une contre-offensive nipponne malheureuse à Showa Bay, l’île fut définitivement reprise en août à l’armée japonaise qui laissa sur le terrain près de 22 000 morts.
Si, aujourd’hui, Guam abrite trois bases aéronavales (Apra, Andersen et Sumay), en 1972, la Seconde Guerre Mondiale est déjà loin.
Loin ? En fait pas tant que ça. Car en 1972, une scène insolite réunit des chasseurs et un bien étrange gibier, au bord de la rivière Talofofo, près de la Fena Mountain. Jesus Duenas, 43 ans, et Manuel Degracia, 36 ans, étaient partis relever leurs pièges à crevettes. C’est un drôle d’animal, en effet, qu’ils ont surpris à voler leurs crevettes et qu’ils ont maîtrisé après une courte lutte...
Sous la menace de leurs fusils, ils regardent l’homme, car c’en est un, avec un mélange de curiosité et d’inquiétude. Lui est là devant eux, hagard, les traits tirés, le teint hâve, l’air anxieux, vêtu de vêtements étranges et d’un short, les pieds nus. Une soixantaine d’années peut-être. Qui est-il ?
Amené au poste de police le plus proche, il raconte son histoire, à peine croyable. La voici.
L’homme se nomme Shoichi Yokoi. Il est japonais et est né en 1915 à Nagoya. Tailleur de formation, il est incorporé dans l’armée impériale en 1941 et est envoyé d’abord en Chine du Nord avant de rejoindre l’île de Guam en février 1943 avec le grade de sergent. Il participe aux combats pour défendre l’île de l’invasion américaine à l’été 1944.
Devant la poussée irrésistible des troupes américaines, Yokoi et son unité se trouvent pourtant face au dilemme suivant : se rendre (c’est déshonorant), mourir en combattant (c’est dommage) ou fuir en tentant de rejoindre le reste des troupes japonaises qui quittent l’île pour éventuellement continuer le combat. Il choisit cette dernière solution.
Mais en chemin, Yokoi change d’avis. Il décide de se cacher dans la montagne avec la dizaine de compagnons qui le suivent, gardant des armes et des provisions. Autour de lui, l’armée japonaise est décimée : Yokoï, manquant à l’appel, sera plus tard porté disparu au combat en date du 30 septembre 1944. Au bout de quelques jours, les Américains sont maîtres de l’île. Mais Yokoi continue de se cacher.
Plusieurs semaines puis bientôt plusieurs mois s’écoulent. La plupart des hommes quittent Yokoi et se rendent ou bien alors meurent de faim et d’épuisement. Le temps passe. Ce sont les années qui défilent maintenant mais Yokoï reste toujours caché.
Sa survie, du reste, est incroyablement difficile. Yokoi se creuse un abri souterrain dans un champ de bambou, totalement invisible, avec plusieurs pièces aménagées (chambre, toilettes...) dans lesquelles il passe la plupart de ses journées, ne sortant qu’à la nuit tombée pour ne pas être découvert, se glissant de temps à autre dans tel ou tel village pour y dérober, tel un rôdeur, quelques légumes ou des outils. Son régime se compose de fruits, de noisettes, d’escargots et de rats.
Yokoi, grâce à sa formation initiale, se fabrique lui-même des vêtements en tissant des fibres d’hibiscus lorsque son uniforme finit par tomber en lambeaux. Il utilise pour cela ses maigres moyens et notamment une paire de ciseaux personnelle avec laquelle il se coupe les cheveux. Il garde précieusement deux effets civils : une ceinture brodée par sa mère et un drapeau japonais.
Ce n’est qu’en 1952 qu’il apprend la fin de la guerre. Mais il a trop peur de sortir de sa cachette. En 1956, deux autres soldats japonais cachés comme lui sortent de la jungle, à l’étonnement général. Yokoï, lui, continue son existence dans son trou, déterminé à résister, à remplir sa mission de soldat de l’empereur, et, s’il n’en reste qu’un, à être celui-là. Son arme est rouillée, inutilisable. Il n’a de toutes façons pas l’intention de continuer la guerre, seulement de ne pas se rendre. Et il poursuit son existence clandestine.

Jusqu’à ce jour du 24 janvier 1972 où, capturé, l’aventure de 28 années de Yokoi prend fin. Il le regrette, du reste : s’il est capturé c’est qu’il n’a pas réussi à servir l’Empereur comme il aurait dû le faire. Il souhaite pouvoir remettre son fusil à celui-ci, en signe de déférence.
Les autorités consulaires sont vite alertées et la presse est mise au courant. On visite son abri, on retrouve les tombes de ses compagnons : ce que dit Yokoi est donc vrai. Par avion spécial, celui-ci est rapatrié au Japon au début du mois de février 1972. Il n’a jamais eu de femme, les gens qu’il connaissait sont morts, sa maison de Nagoya a été rasée et remplacée par des immeubles : c’est un autre pays, une autre planète, une autre époque qu’il découvre, éberlué.
Car Yokoï, plus encore que les honorables lecteurs de ces chroniques historiques, est un véritable voyageur du temps : le Japon de 1972 n’est évidemment pas comme quand il l’a quitté en 1941. A 58 ans et après 28 ans d’isolement quasi-complet, Yokoi découvre la télévision, les villes, les transports urbains, la foule, le béton. Il est interrogé de toutes parts et a du mal à répondre aux questions tant il est hébété. Il est exhibé tel un animal de foire, fascinant des foules vaguement remplies de fierté devant cet exemple de résistance acharnée d’un représentant du pays du Soleil Levant.
A l’issue d’un mariage arrangé quelques semaines plus tard avec une femme de 16 ans sa cadette, il part fin 1972 en voyage de noces à... Guam ! On essaie de le lancer en politique, il échouera aux élections sénatoriales mais présentera une émission de télévision donnant des cours de survie à de jolies jeunes femmes...
Son histoire incitera les autorités d’autres pays à effectuer des recherches sur des « soldats perdus ». On en découvrira ainsi encore un aux Philippines, en 1974 : l’ex-lieutenant Hiroo Onoda, personnage belliqueux qui, aura, lui, abattu des villageois et des soldats durant ses années de cavale dans la jungle. Il sera le dernier "soldat perdu" à se rendre, expressément sur l'ordre de son ex-commandant, forcé de s'enfoncer dansla jugnle pour ordonner à Onoda de déposer les armes ! Onoda est mort le 17 janvier 2014. Le sergent Shoichi Yokoi, pour sa part, est mort le 22 septembre 1997 à Nagoya à l’âge de 82 ans. Il aura rempli sa mission honorablement, jusqu’au bout, sans faiblir.
Bonne journée à tous.
La Plume et le Rouleau © 2002 mis à jour janvier 2014.
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