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LA PLUME ET LE ROULEAU

LA PLUME ET LE ROULEAU

250 chroniques éclairent le présent à la lumière de l'histoire


1982 : "3615 ...", trente ans d'aventures du MINITEL

Publié par Sho dan sur 7 Avril 2015, 00:01am

Catégories : #Civilisation - vie politique - société

Le 27 septembre 1995, Michel Polnareff se produit au Roxy (Los Angeles) pour 500 privilégiés. Il interprète ses plus grands succès parmi lesquels "Good bye Marylou"

Michel Polnareff, en chair et en poils

Michel Polnareff, en chair et en poils

Cher(e)s Ami(e)s et abonné(e)s des chroniques de la Plume et du Rouleau,

 

« Quand l’écran s’allume, je tape sur mon clavier,

tous les mots sans voix

qu’on s’dit avec les doigts

Et j’envoie dans la nuit

Un message pour celle qui

Me répondra « OK pour un rendez-vous »

(…)

Message électrique

Quand elle m’électronique

Je reçois sur mon écran

Tout son roman

On s’approche « multi »

Et je l’attire en « duo »

Après « OK » elle me code « Marylou »

(refrain)

Goodbye, Marylou… »

 

Vous souvenez-vous de cette chanson ? Goodbye Marylou est une fort jolie mélodie de l’inclassable et talentueux Michel Polnareff sortie en juin 1989 (Emi Music) en « 45 tours » vinyle ( ! ) De quoi y parle-t-on ? D’amour, évidemment, mais dans quel cadre ? Dans celui d’une rencontre à distance, par informatique. Or, à cette époque, rappelez-vous, il n’y existe pourtant aucun système grand public connectant entre eux les ordinateurs individuels : pas de réseau internet et donc ni messageries ni chat ni forums de discussion ni sites de rencontres. Alors ?...

 

Alors ceux d’entre vous qui sont suffisamment âgés (mais demeurent jeunes d’esprit !) pour avoir tapé sur le clavier en question, l’ont deviné : nous allons parler aujourd’hui de « télématique », un concept technique aujourd’hui disparu qui fleure bon la France giscardo-mitterrandienne, inventive, débrouillarde et, forcément, étatique des années 1970-80 (celle de notre prime jeunesse). Durant cette période (à partir de 1981 très exactement) des centaines de milliers de Français ont en effet possédé une drôle de boite de couleur marron, assez volumineuse, plutôt lourde (5.3 kgs) et, surtout, installée près de leur ligne téléphonique à laquelle elle était reliée. Cet outil (ce bijou) technologique aura vécu plus de trente ans : il aura fait de l’Hexagone, pendant les vingt premières années, un pays très en avance sur le reste du monde au plan des télécommunications avant, à partir de la moitié des années 1990, de se faire dépasser inexorablement par une technologie concurrente autrement plus rapide et plus souple : l’internet.

 

C’est cette époque que nous allons évoquer aujourd’hui ainsi que les motivations de cette innovation technique, l’émerveillement et l’utilisation autant que les craintes ou les abus qu’elle a suscitées et tout un mode de vie qui sont en train, tout doucement, d’être recouverts par la poussière de l’histoire. Nous allons ainsi contribuer à conserver tout cela dans la mémoire collective grâce à une petite chronique déjà « historique » malgré la (relative) fraîcheur des faits qui y seront relatés…

 

Ah, nostalgie, quand tu nous tiens… Voici aujourd’hui que revivent les grandes heures du… MINITEL !

 

ARPANET : L’INTERNET AVANT INTERNET

 

Tout commence aux Etats-Unis vers 1965.

 

Avec la crise de Cuba survenue 3 ans plus tôt, la Guerre froide est à son apogée Là, durant quelques heures, on envisage, pour la première fois, sérieusement, le pire : une conflagration nucléaire à coups de missiles intercontinentaux. Puis, le calme revenu, on s’interroge sur le « jour d’après ». Dans un tel cas, comment continuer à boire du coca-cola et à manger des hamburgers au bœuf aux hormones ?

 

Plus sérieusement, le Pentagone se met à réfléchir à la façon de bâtir un réseau de communication entre les centres de commandement et ceux de défense qui pourrait résister alors que tout aurait été rasé en surface (il convient de rappeler que la bombe atomique, contrairement aux bombes conventionnelles, n’explose pas au contact du sol – en faisant donc des gros trous – mais juste avant, provoquant un souffle incendiaire qui balaie tout à l’horizontale). Pour réfléchir à cela, on crée une agence d’Etat : l’Advanced Research Project Agency (on voit là qu’il n’y a pas que les Français pour créer à tout bout de champ des commissions et des machins).

 

L’ARPA met alors en place en septembre 1969 un réseau (network) de listes téléphoniques entre quatre centres de recherche universitaires situés dans l’ouest du pays (on estime sans doute que les missiles seraient plus volontiers tirés d’Europe de l’est que de l’est de l’Union Soviétique, en raison du moindre trajet et donc du temps plus court pour atteindre les Etats-Unis). Avec le premier mot (« login ») échangé en octobre 1969 entre un terminal informatique situé dans le centre de Recherches de Stanford (Californie) et un autre de l’UCLA (Université de Californie Los Angeles), « Arpanet » est né.

 

L’affirmation qu’on lit çà et là selon laquelle l’idée d’un réseau de communication n'a germé qu'à des fins uniquement civiles est d’une naïveté confondante, surtout concernant des Américains dont plus de 50 % de la R&D (début 2000) était consacrée à l’industrie militaire ! D’une manière générale, de même que la chimie ou l’aéronautique ont fait des avancées majeures durant la première guerre mondiale, de même que le nylon s’est développé sur la base d’une application militaire (les parachutes), la recherche militaire est un vecteur capital pour l’innovation, dont dérivent ensuite (heureusement) bien souvent des applications ultérieures civiles et pacifiques.

 

Les Américains, dès la fin des années 1960, comprennent avant tout le monde :

  • d’une part que les recherches militaires ont une portée civile qu’il faut exploiter (les deux étant liées et les innovations se nourrissant les unes les autres) et

  • d’autre part que la communication n’a pas vocation à se limiter à la voix mais va, surtout, s’étendre aux données.

A travers Arpanet, dont la finalité de base est donc fondamentalement militaire, c’est toute une industrie et une recherche tournées vers l’informatique, les logiciels, la constitution de base de données et les télécommunications qui se développent en reliant, de façon naturelle, les grandes universités, premières productrices et utilisatrices de données. Dès 1971, le réseau compte déjà une cinquantaine de « serveurs » et, en 1974, il connecte plus de quarante sites : une petite majorité de ces sites est d'ailleurs désormais sur la côte est (et non plus ouest) et il existe même un site "distant", à Honolulu en plein Pacifique. Sur les lignes téléphoniques d’ATT (American Telegraph & Telephone), ce ne sont déjà plus des conversations analogiques mais cryptées de façon numérique qui s’échangent. Au milieu des années 70, ce réseau commence même à se connecter à des sites anglais et scandinaves.

Réseau Arpanet

Réseau Arpanet

En France, on s’intéresse à la question mais on reste sceptique. On suspecte en effet que l’usage de ces connections électroniques, d’universitaire (et de militaire) qu’il est pour le moment, pourrait certainement se démocratiser dans l’avenir pour d’autres applications commerciales. Les industriels, la Poste y voient donc une menace commerciale pour leurs activités tandis que les Pouvoirs publics s’interrogent sur le contrôle ou la taxation qu’ils peuvent mettre en place sur ce type de réseau « ouvert ».

 

Dans l'Hexagone, on va plutôt choisir une autre voie : une voie 100 % française, 100 % gauloise, 100 % made in France. Elle va déboucher sur l’invention du « Minitel »…

 

LA « TELEMATIQUE » : VOLET INDUSTRIEL DE LA « REVOLUTION GISARDIENNE » OU SIMPLE CONTINUATION DE LA PLANIFICATION GAULLIENNE ?

 

Sans doute un peu des deux à la fois.

 

Dans le numéro de décembre 2012 de Courrier International (spécial « Les Français sont-ils normaux ? »), l’on trouve un article du journaliste suisse Rinny Gremaud qui a interrogé l’universitaire et historien français Benjamin Thierry, fin connaisseur de l’industrie technologique française. Pour ce dernier, « le Minitel n’aurait pas pu naître ailleurs qu’en France ».

L’aventure technologique et industrielle du Minitel apparait en effet caractéristique d’un modus operandi typiquement hexagonal :

 

1 - L’impulsion, la coordination et l’encadrement par l’Etat d’un projet…

2 - … promu à l’origine par quelques (grosses) têtes pensantes influentes auprès du pouvoir politique.

 

C’est le cas d’Alain Minc. Ce fils d’immigrés polonais né en 1949 est un brillant haut fonctionnaire (Inspection des Finances) surdiplômé (Mines, Sciences-Po, ENA). Ayant ensuite « pantouflé » (= rejoint le secteur privé) dans l’industrie (Saint Gobain), il s’est constitué un réseau politique au sein du centre-droit où il exerce une influence certaine durant les années 70 (celles du septennat du président de la république Valéry Giscard d’Estaing).

 

En décembre 1977, Alain Minc et un autre haut fonctionnaire, Simon Nora, remettent au président un rapport intitulé « L’informatisation de la société ». Ce rapport sera publié quelques mois plus tard à La documentation française mais rencontre, dès qu’il est rendu public, un grand succès journalistique mêlé de curiosité, de fascination et d’enthousiasme. Dans son journal télévisé de 20 H, le présentateur Roger Gicquel montre même un épais et authentique exemplaire « papier » de ce « rapport Nora » à des téléspectateurs vraisemblablement perplexes.

Archives INA - Le 12 septembre 1979, au journal télévisé, Roger Gicquel annonce le plan du gouvernement pour développer l'informatique et les télécommunications en France et l'incontournable Michel Chevalet nous offre les précisions techniques nécessaires !

Ce rapport fait un constat et propose une solution.

 

Il observe un retard important de la France en matière de « micro-informatique » : les Français sont, en 1977, très peu nombreux à s’intéresser à titre individuel à l’informatique et encore moins à posséder un ordinateur individuel, fort onéreux et d’un usage pratique limité. Ceux qui s’intéressent à la question doivent ainsi, le plus souvent, s’initier à la programmation (en langage COBOL) pour pouvoir confectionner eux-mêmes des applications… Songeons qu’à cette époque, l’usage de la calculatrice électronique même est peu répandu et que celle-ci n’est pas autorisée au baccalauréat. Le monde de l’entreprise en général aussi bien que les banques sont très peu informatisées (même si celles-ci le sont davantage que la moyenne des autres entreprises...) L’industrie informatique, a contrario, se développe à toute vitesse aux Etats-Unis avec des entreprises comme Intel, Motorola ou même la toute récente Apple. Là-bas, on est déjà passé aux « puces » à circuits intégrées dont on dit qu’elles ouvrent une ère industrielle nouvelle …

 

A voir…, pense-t-on de ce côté de l’Atlantique chez les "élites". Mais les auteurs du rapport Nora, eux, l’affirment : une « nouvelle informatique » vient de naître. Celle-ci ne sera pas cantonnée aux chercheurs, aux scientifiques et aux industriels : elle va se populariser, se démocratiser, et devenir un phénomène de masse. Elle va modifier le commerce extérieur, créer ou détruire des emplois, elle va entrainer une croissance économique d'un nouveau type (comparée à celle de l’industrie dite « lourde » ou de l’industrie des « biens de consommation »). Elle va avoir une influence sur la société et modifier les équilibres entre les citoyens et les pouvoirs politiques et jouer sur le fonctionnement démocratique.

 

Quand on y songe rétrospectivement, avec ce que l’on sait de l’internet auquel tous ces diagnostics s’appliquent, on ne peut honnêtement que s’étonner du caractère visionnaire de ce rapport.

 

Alors, les auteurs poursuivent. Face à ce défi qui peut mettre en cause l'indépendance nationale, la France doit élargir sa stratégie vers les télécommunications et les satellites. Les auteurs présentent donc un concept, baptisé d’un néologisme : il faut associer les télécommunications et l’informatique, ce sera la « télématique ». Il s’agira de mettre à disposition du grand public des services de nature ou d’origine informatique à travers un réseau de télécommunication. Ce faisant, on incitera les Français à s’équiper massivement de téléphones fixes, alors que le taux d’équipement (qui culminera en 1994 à 97 %) en est encore, mi-1970, autour de 70 % seulement (= oui, en 1975 : 1 Français sur 3 n'a toujours pas le téléphone fixe !)

 

Cela ressemble furieusement, quand on y pense, au concept de l’Internet mais avec cette différence de taille : la télématique ne porte pas de vision « globale », mondiale et multi connectée. Il ne s’agit pas de mettre en place des routes permettant de relier des ordinateurs personnels entre eux, il s’agit de mettre à disposition de chaque Français un ensemble de services perfectionnés et modernes dans le cadre d’une démarche industrielle planifiée, impulsée, régulée par l’Etat et organisée autour du réseau téléphonique des PTT (Postes Télégraphes et Téléphones) dont la Direction générale des télécommunications (DGT) est le maître d’œuvre.

 

Il s’agit d’une démarche régalienne et centralisée comme la France les aime et les développe depuis Louis XIV (que dis-je, depuis Charlemagne !) en vue d’une grande politique industrielle comme les Pouvoirs publics français les affectionnent : ambitieuse et nombriliste.

 

Y a-t-il, à l’époque, des initiatives comparables à l’étranger ? Oui.

 

Aux Etats-Unis, on trouve le NAPLPS : un système similaire d’accès à des informations et qui utilise les lignes téléphoniques mais qui est pénalisé par un débit faible (les photos mettent jusqu’à 6 minutes pour s’afficher). Au Royaume-Uni, on trouve l’expérience du Prestel et, en Allemagne, le Ceefax et le Bildschirmtext. Il pourrait être utile, en France, d'analyser voire de s’inspirer de ces divers projets si l’on ambitionne de répandre la télématique à travers le monde puisque, forcément, divers « formats » vont se développer, coexister puis, fatalement, s’affronter.

 

Hélas, quand ils estiment avoir une bonne idée, les Français inclinent peu à s’encombrer de l’expérience des autres. « Lorsqu’on a décidé de se lancer dans la télématique, dit l’historien Benjamin Thierry, on n’a absolument pas cherché à voir ce qui se faisait déjà ailleurs […] tout simplement parce que cela nous était bien égal. On a tout réinventé à partir de rien, dans la logique d’autarcie qui caractérise les grands projets gaulliens et afin de créer un modèle français ».

 

D’une certaine façon et sans crainte d’anachronisme, on peut constater que les Français des années 1970 agissent toujours comme le firent leurs ancêtres des années 1770… Alors que les Américains, dès 1776, avaient énuméré, dans le préambule de leur Déclaration d’indépendance, un ensemble de « droits fondamentaux » (centrés autour de la liberté individuelle), les révolutionnaires de 1789 réécrivirent, le 4 août de la même année, ex nihilo, une « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » sans s’intéresser le moins du monde à ce qui avait été fait ailleurs une dizaine d’années auparavant, là aussi… tout simplement parce que, déjà, cela leur était bien égal !

 

C’est cela, voyez-vous, le génie français. Et qui d’autre qu’une bonne palanquée de techniciens et de technocrates appartenant à une grande administration de fonctionnaires peut le mieux l’incarner, ce génie ?...

 

Le développement de la télématique est donc une mission en or, idéale et parfaite pour l’énorme et puissante Direction Générale des Télécommunications (DGT), « clergé de techniciens au fonctionnement totalement hermétique » nous dit Benjamin Thierry et dont « les activités demeurent incompréhensibles même pour les décideurs de premier plan comme Valéry Giscard d’Estaing ».

 

QUATRE ANS DE RECHERCHES ET D'EXPERIMENTATIONS, UNE MONTEE EN PUISSANCE INEXORABLE.

 

En 1979, au salon mondial des télécommunications ("Intercom 79") qui se tient à Dallas (Etats-Unis), la France l’annonce : elle va lancer un vaste réseau de télécommunications et d’informations numériques qui sera rendu accessible à tous grâce à la mise à disposition du citoyen de base d’un terminal simplifié et à bas coûts. La France se lance en quelque sorte dans la 2 CV des télécoms…

 

Comme toutes les innovations, la télématique suscite des craintes et des réactions immobilistes : la presse (et notamment l’omniprésent Syndicat du Livre, dominé par la CGT) craint par exemple que la diffusion de l’information par le terminal dit « Minitel » (Medium Interactif par Numérisation d’Information TELéphonique) n’aboutisse au « zéro papier », donc à la baisse des ressources publicitaires et donc à la mise au chômage de nombre d’ouvriers… Et que dire des impacts indirects de la simple accessibilité à un annuaire « électronique » : disparition du travail pour les imprimeurs, les livreurs et les facteurs autant que les dames du standard du numéro « 11 » (les renseignements téléphoniques qui ont succédé au « 12 » après la suppression des opératrices) désormais condamnés à disparaitre ?...

 

C’est en effet un vrai changement de société qui se profile. Ceux qui y résistent, comme d’habitude, vivent dans le déni car l’histoire montre (et ce sera le cas avec Internet vingt-cinq ans plus tard) que même si l'on refuse tout changement ainsi que les efforts d’adaptation qui en découlent, ce changement s’imposera de toutes façons à plus ou moins brève échéance, sous une forme ou sous une autre…

 

Face à ce défi technique autant que ce défi pour les mentalités, c’est avec une prudence de panthère rose que le président Valéry Giscard d’Estaing avance et multiplie les expérimentations localisées. On projette une vaste et massive production de 30 millions de Minitel et la décision doit être prise lors d’une réunion le 13 juillet 1980 à l’Elysée. Mais Valéry Giscard d’Estaing est hésitant. En juillet 1980, à Saint-Malo, on équipe donc d'abord seulement 55 "utilisateurs-test" de l’annuaire électronique accessible par le Minitel par le numéro 3611… Puis, à l’automne, on renouvelle l’expérience à Vélizy (Yvelines) avant d’équiper 2 500 foyers de ce département tandis que les fournisseurs divers qui participent au « projet Minitel » sont également invités à en faire la publicité et l’expérience auprès de leurs clients…

 

On procède pas à pas, donc et par élargissement progressif du cercle des utilisateurs.

 

Attention, à l’époque, le Minitel n’a pas la forme de la boite carrée et intégrée qui la popularisera trois ou quatre ans plus tard : il s’agit d’un simple clavier. Quant à l’écran sur lequel s’affichent les données des services consultés (une vingtaine), c’est celui… de la télévision qui faut relier au téléphone.

 

Bref, l’installation technique ne va pas de soi chez la veuve de Carpentras, il faut le reconnaitre.

 

Le projet, pourtant, est désormais sur les rails. Investissement global : FRF 8 milliards (en « euro constants », c’est-à-dire en incluant l’érosion monétaire, l’inflation et le pouvoir d’achat du capitaine pondéré par son âge, cela donne – selon l’INSEE - un montant de EUR 2.6 milliards d’aujourd’hui), ce qui est significatif, vous en conviendrez.

 

Pour faciliter, dirait-on aujourd'hui, la "convivialité" du matériel, on construit alors un terminal « tout-en-un » intégrant un écran (noir & blanc), un clavier et un modem (1200 bits en réception et… 75 bits en émission !) qui permet de se connecter au réseau "Vidéotex", de voir les images s’afficher (8 nuances de gris, 40 lignes X 25 colonnes), de taper du texte, etc…

 

Le réseau Minitel, fondamentalement, est envisagé comme une énorme base de données et cela n’échappe pas à la Presse qui voit d’un œil intéressé cette nouvelle forme d’affichage mais ne sait pas encore comment en tirer des revenus. L’idée germe alors d’un « kiosque », sorte de numéro global d’accès à une palette de services qui sera (évidemment) assorti d’une sur-taxation.

 

A la fin 1981, le journal Les dernières nouvelles d’Alsace lance, de son côté, un réseau local intitulé joliment Gretel qui permet également d’accéder à des informations statiques (météo, programmes TV…) mais aussi à un service de boite de messagerie électronique. C’est réussi techniquement et des petits malins, en s’introduisant dans cette messagerie, la transforment même par hasard en messagerie… instantanée : une trouvaille qui aura de l’avenir ! Evidemment, l’écrasante machine nationale des PTT va cependant s’imposer.

 

La fin 1981 s’achève sur des expérimentations locales réussies. C’est donc en 1982 que, le système désormais au point, les PTT lancent définitivement le Minitel au plan commercial et à l’échelle nationale.

Minitel dans sa version 2, la plus connue

Minitel dans sa version 2, la plus connue

LE SUCCES COMMERCIAL ET FINANCIER DU MINITEL EST AU RENDEZ-VOUS

 

Le succès est immédiat, porté par une offre alléchante : bien qu’il coûte environ FRF 1 000 de l’époque (équivalent EUR 328 d’aujourd’hui), le terminal (construit par La Radiotechnique) est mis gratuitement à disposition de tout abonné au réseau téléphonique et se branche sans difficulté technique particulière sur la prise du téléphone.

 

Dès lors qu’ils peuvent accéder, à bas coûts de communication, au service des renseignements (« 3611 »), les usagers ne reçoivent alors plus l’annuaire « pages blanches » des particuliers mais, uniquement, celui des « pages jaunes » (professionnels). C’est à la fois une économie pour les PTT (FRF 500 millions / an) et une source de revenus supplémentaires puisque, d’une certaine manière, les usagers se mettent à payer leur annuaire à travers le coût du 3611 !…

 

Hormis le 3611, les usagers ont à leur disposition deux types de numéros par lequel ils accèdent au réseau Vidéotex : 3613 (zéro coût pour l’abonné car la connexion est payée par le service) et 3614 (FRF 20 de l’heure soit EUR 5.6 de 2015). Le système va rapidement se simplifier.

 

En février 1984, avec le 3615, l’usager du Minitel accède désormais à un « kiosque » (ce qu’on appellerait aujourd’hui un « portail ») qui permet d’obtenir une multitude de services en tapant un code alphabétique. Le coût, pour l’usager, n’est pas mince : 1 franc / minute soit FRF 60 de l’heure (équivalent EUR 16.7 de 2015) ! Mais que voulez-vous, c’est le prix du modernisme et des nouvelles technologies. La facturation se fait sur la facture téléphonique et se répartit entre le fournisseur du service consulté pour 2/3 (3615 SNCF, 3615 PMU, etc…) et 1/3 pour les PTT. Par construction, quand on utilise le Minitel, la ligne téléphonique est occupée.

 

Le succès est au rendez-vous. Le nombre de Minitel franchit le cap du million de foyers équipés dès 1985 (soit 5 % du total des foyers) et rapporte désormais FRF 1 milliard par an grâce à 15 millions de connexions par mois ! On améliore alors les modèles : au Minitel "1" vont succéder le Minitel 2, le Minitel 5, le Minitel 10, le Minitel 12, le Minitel Magis, le Minitel Magis Club… En 1990, 6.5 millions d’appareils sont en service et c’est donc 1 foyer (abonné au téléphone) sur 3 qui possède un Minitel, robuste accessoire de (tout de même) plus de 5 kilos.

 

Le système s’enrichit techniquement : compte tenu du nombre important de connexions vers des services de ventes à distance (nous dirions « vente en ligne » aujourd’hui) tels 3615 LAREDOUTE ou 3615 LES3SUISSES, certains modèles sont désormais pourvus d’une fente où l’on introduit sa carte bleue dont la puce va être lue par un lecteur intégré au poste (terminal Magis) ! Là, pas d’arnaque, pas de piratage, pas de virus… France Telecom (les PTT ont changé de nom depuis 1988) contrôle toute la chaine de connexion au fournisseur de produits.

 

Ce système où l’opérateur contrôle la connexion, peut savoir ce qui passe par le débit et gère les ventes réalisées en ligne en reversant lui-même les fonds aux fournisseurs et les impôts à l’Etat vous semble quasi-totalitaire ? C’est pourtant celui d’Apple avec son Applestore aujourd’hui…! Et puis, sur le Minitel, pas de publicité intempestive, pas de fenêtre qui s’ouvre sans qu’on demande quoi que ce soit, pas d’espionnage ni de stockage de la navigation… Gardons à l'esprit que la « liberté » offerte aujourd’hui par Internet, c’est celle d’aller où on veut à l’intérieur de la plus vaste prison du monde où chaque couloir est équipé de caméras qui sont indétectables.

 

Mais passons.

 

A cette époque, en dépit du développement d’Internet aux Etats-Unis, il existe outre-Atlantique les systèmes CompuServe et Prodigy qui empruntent partiellement à la technologie française dans leur mode de fonctionnement. Réunis, ces deux réseaux américains n’atteignent cependant même pas le nombre d’abonnés ni les revenus générés dans le seul Hexagone, c’est dire combien la réussite financière du modèle du Minitel est au rendez-vous. En 1990, les facturations totales se montent en effet à FRF 1 milliard et, 8 ans seulement après le lancement national le coût de déploiement initial du réseau est désormais amorti à 100 %.

 

En 1997, les facturations se montent à FRF 6 milliards (équivalent EUR 1.35 milliard de 2015).

Minitel Magis, futuriste et design même si pas forcément très ergonomique

Minitel Magis, futuriste et design même si pas forcément très ergonomique

En 2000, alors que l’Internet a commencé à percer en France, le Minitel est à son apogée : 9 millions de terminaux sont en service, aussi bien chez les particuliers que dans les entreprises, dans les agences bancaires, etc… 25 000 services sont à disposition du consommateur pour 90 millions de connexions par mois (le quart de celles-ci concerne encore le simple annuaire).

 

Pour une certaine partie de la population, le Minitel est d’ailleurs une bénédiction : il s’agit des personnes sourdes et / ou malentendants. Dans une société qui a fait du téléphone le moyen de communication prioritaire et depuis qu’on a banni le langage des signes de l’enseignement scolaire (dans les années 1880 – tout de même -) inventé un siècle auparavant par l’abbé de l’Epée, les sourds sont de plus en plus exclus du monde du travail. C’est ce que nous explique Yann Cantin sur le site La noétomalalie historique. Celui-ci n’hésite pas à qualifier l’arrivée du Minitel de « révolution culturelle » (la rééducation politique maoïste et le camp de travail forcé en moins !...)

 

Jusqu’à l’arrivée du Minitel, les sourds subissaient fatalement un isolement consécutif au fait que peu d’« entendants » maitrisaient la langue des signes et qu’encore moins de sourds avaient accès au système TTY (Telephone TYpewriter) : une technologie américaine inventée une vingtaine d’années auparavant et qui se présente comme une sorte d’écran sur lequel défilait la conversation. Au début des années 1980, le Minitel change donc la vie des sourds en leur permettant notamment de dialoguer grâce à la messagerie instantanée qui leur est dédiée sur le 3617…

 

C’est un canal de communication incontournable en France et certains grands sites web qui, à cette date, s’implantent en France créent, c’est paradoxal, un… service Minitel pour acquérir de la notoriété (Yahoo ! par exemple).

 

On l’a dit, le service préféré des Français est celui, basique, de l’annuaire. Mais y en a-t-il d’autres qui retiennent leur attention, voire suscitent fantasmes, craintes et fascination ?

 

TOUTE LA FRANCE ACCRO AU MINITEL…

 

D’innombrables services sont accessibles sur le Minitel, à commencer par les services publics. Indiquons par exemple que :

 

Les citoyens consultent les horaires des mairies et leurs factures EDF-GDF.

Les voyageurs réservent leurs billets de trains ou d’avion après avoir consulté la météo.

Les épargnants et les investisseurs suivent les cours de la bourse (jusqu’en 1989, la séance ne dure que 2 h 30 par jour, rappelons-le) sur 3615 JDF, 3615 INV, 3615 MONEY…

Les sportifs suivent les résultats du Tour de France ou de Roland-Garros.

Les cadres cherchent un emploi sur 3615 CADREMPLOI.

Certains étudiants anxieux découvrent leurs résultats de diplôme (En 1991, Sciences-Po est l’une des premières écoles à afficher ses résultats de diplôme).

Les agriculteurs gèrent leurs commandes d’alimentation animale.

Les inquiets regardent leur horoscope…

Les enfants sont invités à venir jouer à des jeux vidéo et gagner des cadeaux (3615 AZJ) mais les adultes s’y mettent aussi (3615 GAME).

3615 SOSOVNI parle des extra-terrestres, 3615 MAIF parle d’assurance, 3615 CAPAGIR offre des services de banque, 3615 101 ANNONCES est une sorte de « Bon coin » avant l’heure, 3615 FORM donne des conseils de santé et de bien-être, 3615 PARIS5 est un site universitaire très complet, 3615 LOCATAIR aide à se loger…

Des artistes ou people créent un service éponyme (telle Lova Moor, starlette et ex-danseuse du Crazy Horse qui parle du 3615 LOVAMOOR dans l’émission de l’animateur Thierry Ardisson)

Les journaux (3615 LEFIGARO…), les chaines de télévision (3615 TF1, 3615 M6 …) créent leurs services pour y drainer leur clientèle et leur offrir des informations privilégiées.

A la fin des années 1990, on s’inscrira à l’Université par Minitel, préhistoire des systèmes RAVEL puis de l’actuelle procédure APB (« Admission Post-Bac »).

etc… etc…

 

On voit, finalement, que l’Internet a démultiplié et modernisé les services, les informations et les ventes en ligne mais que, finalement, il a peu innové sur le fond.

 

Au plus haut de la fréquentation du service Minitel (début des années 1990), les 25 000 services en tous genres génèrent 90 millions d’heures de connexions / an !

 

Ce qui polarise l’intérêt des utilisateurs de cette nouvelle technologie, c’est évidemment la possibilité d’entrer en contact, via des messageries instantanées (3615 CHEZ, 3615 CUM, 3615 JAM, 3615 NATIONALE7…), avec des inconnu(e)s sur des services dont le nombre explose.

 

Mais attention au prix !…

 

A cette époque, le prix des appels téléphoniques (facturés à la seconde, c’est une innovation que tous les pays n’ont pas) est différent selon les heures de la journée : tarif rouge aux heures de bureau, tarif bleu ciel tôt le matin et début de soirée et tarif bleu nuit de 22 h à 6 h du matin. C’est pourquoi certains forcenés du Minitel vont privilégier le tarif nocturne (le plus avantageux) pour passer des nuits entières à taper sur leur « clavier les mots sans voix qu’on se dit avec les doigts » ainsi que le dit joliment Michel Polnareff. Cela tourne parfois à l’obsession : un mot qui rime avec… tarification car là où l’utilisateur (« de base ») du 3611 (l’annuaire) ne paie rien durant les 3 premières minutes ou paie 1 franc / minute pour y consulter ses horaires de train, l’utilisateur de jeux paie de l’ordre de 2 FRF / minutes et celui de services de messageries coquines doit débourser jusqu’à l’équivalent (en francs constants) de 3.4 FRF / minute… C’est le prix de la libération de la parole.

 

Ce qui se libère, surtout, ce sont les affaires car les PTT (qui deviennent France Telecom à partir de 1988) et les fournisseurs de ces services de messageries se partagent la manne des facturations à 1/3 – 2/3 rappelons-le ! Les grands journaux se ruent sur le concept et attirent leurs lecteurs grâce autant aux informations qu’ils publient qu’à la messagerie qu’ils offrent. Certains groupes de presse, cependant, s’y refusent tels le sérieux Monde et le rigoriste La croix.

 

C’est que la messagerie instantanée ouvre la porte de tous les excès et toutes les dérives comme, fatalement, celle du crime, par exemple...

 

Ainsi en octobre 1990, par exemple, Gilbert Duquesnoy, connu à la télévision pour ses activités de voyance sous le nom de scène de « Nathaniel », est-il retrouvé assassiné dans les conditions d’une sordide scène sadomasochiste. La police découvre que Nathaniel a en fait été approché puis attiré dans un piège via une messagerie où il recherchait des relations homosexuelles brutales. Il y a fait la connaissance d’un mystérieux interlocuteur agissant sous le pseudo de JJHPOILU… A cette époque (et contrairement à ce qui se passe aujourd’hui sur Internet où toutes les connexions sont identifiées, suivies et analysées grâce aux adresses IP), le Minitel ne permet pas de localiser le numéro privé qui s’est connecté à la plateforme de télécommunication (« PAVI ») elle-même reliée au service de messagerie. Il n'est donc pas possible d’identifier quel abonné se cache derrière un pseudo. Il faudra donc une enquête longue et finalement couronnée de succès pour que la police mette la main sur l’assassin, Rémy Roy, désormais appelé par la presse « le tueur du Minitel »…!

 

En fait, ce qui assure et assoit la médiatisation du Minitel, ce ne sont pas les faits divers mais l’explosion des messageries « rose ».

 

LE « MINITEL ROSE » : LA MESSAGERIE INSTANTANEE EROTIQUE DEVIENT L’EMBLEME DE L’OUTIL TELEMATIQUE

 

L’innovation qu’est la messagerie instantanée suscite tous les fantasmes. Elle inspire même une chanson. Sous le titre Mini-Minitel (1985), la pétillante Marie-Paule Belle livre un texte qui traduit l’image sulfureuse de cet outil permettant, en tout anonymat, de se connecter avec n’importe qui, à plusieurs (« en multi ») ou seul à seule (« en duo ») pour des conversations qui, pour télématiques qu’elles soient, n’en sont pas moins furieusement émoustillantes…

« D'abord, j'hésite, je n'ose pas

Puis je l'effleure de mes doigts

Et tout de suite, il réagit

Que ça va vite, je rougis

(…)

(refrain)

Oui, j'ose (elle ose)

Maintenant, je vois la vie en rose »

Ecran type des services sur le Minitel

Ecran type des services sur le Minitel

Archives INA - Sous son pseudo "Takata", il se déchaine sur 3615 GAME...

De façon immédiate, le célèbre 3615 ULLA (« le diable au corps », "honni soit qui mal y pense"...) mais aussi les 3615 ALINE (messagerie appartenant au journal Le Nouvel Observateur), 3615 GERALDINE ("Tapez Géraldine !"), 3615 ANNA, 3615 LAUNA (« le minitel qui n’a pas froid aux yeux »), 3615 MAUD, 3615 PIPA (« le Minitel des hommes pressés »), 3615 XTEL, 3615 SEXOFIL (« faites rougir votre Minitel »), 3615 SEXAPPEL, 3615 BOMEC, 3615 JMEC, 3615 VASY, 3615 ENCORE et tant d’autres déchainent un érotisme racoleur dans les journaux et sur les affichages sauvages des rues… C’est l’essor du « Minitel rose », hétérosexuel mais aussi homosexuel (3615 GUY, 3615 JH…).

 

Le succès est, disons le mot, colossal : dès 1985, soit 3 ans seulement après le lancement national du initel, ce type de service représente déjà 25 % du chiffre d’affaires total du réseau Minitel !

 

En 2002, vingt ans après ses débuts et malgré la concurrence d’Internet, 3615 ULLA enregistrera encore 2 millions de connexions / mois (8 % du total du Minitel !) et, même l’année de la disparition (2012), encore 21 000 connexions !

 

C’est plus que de la passion, c’est de la rage.

 

C’est que, en quelques touches (on dirait aujourd’hui « en quelques clics… ») des hommes rencontrent des femmes, anonymement et pour des dialogues sans frein ni tabou. Cette libéralisation des pratiques et des mœurs traduit ou provoque un changement de société et, naturellement, cela suscite controverses et polémiques… On s’émeut que n’importe quel adolescent puisse se connecter sur n’importe quel service (il n’y a pas de système de contrôle parental empêchant une connexion : le contrôle de la part des parents se fait après coup, lors de la réception de la facture où le nom des services est marqué lisiblement (si la facture est détaillée !).

 

Comme toujours, tout cela n’est qu’un prétexte pour que certains se lamentent devant les évolutions déplorables d’une société qui fait l’apologie télématique de relations sexuelles avant, hors ou pendant le mariage et d’un opérateur étatique qui offre un canal à la prostitution (certains fustigeront même l’Etat proxénète !)… Piqués au vif par ce qu’ils considèrent comme un dévoiement délictueux de leur invention, les PTT saisissent même en 1985 la Commission du Suivi Télématique (un machin technocratique bien français) pour protester contre un « détournement abusif et une atteinte aux bonnes mœurs » de leur invention.

 

Le medium (medium est le singulier de media, comme les journalistes l'ignorent, mais pas vous) dans cette polémique, est naturellement le premier incriminé : hier c’étaient le journal (et ses petites annonces), plus tard ce sera l’internet… La technologie évolue mais le niveau du débat reste le même.

Le must du Minitel rose : ULLA

Le must du Minitel rose : ULLA

Archives INA - 1986, au JT, le présentateur Noël Mamère (qui sera beaucoup plus tard député "Ecologiste") commente la polémique naissante autour des dérives du Minitel "rose"

Au vrai, on s’amuse ou on se scandalise que « des hommes rencontrent des femmes en tout anonymat » pour des conversations d’adultes mais… est-on certain de ce dont on parle ? Je veux dire : « des hommes rencontrent des femmes », est-ce si sûr puisque, précisément, cela se fait en tout anonymat, grâce à un pseudo ? Un élément de réponse nous sera donné le 28 juin 2012 sur le site www.owni.fr dans un article du journaliste Jean-Marc Manach où l’auteur met bas le masque.

 

Il y raconte que, étudiant au milieu des années 1990, il est alors payé pour animer des forums de discussions instantanées (chat, dirait-on aujourd’hui) sous des pseudos attractifs (?) genre Jacqueline69

 

Avec plusieurs Minitels connectés simultanément, il mène des conversations coquines plus ou moins osées… Cette expérience professionnelle de jeunesse (qui vaut tous les cours de fac de sociologie et de psychologie) lui fait rencontrer une population hétéroclite : cadres supérieurs qui finissent tard, vigiles de nuit qui finissent tôt, adolescents, nymphomanes, obsédé(e)s et névrosé(e)s divers dont les pathologies s’expriment par ce canal. L’objectif de la fausse animatrice est évidemment de faire durer les conversations et l’auteur de l’article finit par conclure, sans surprise mais un peu tristement : « Je pense que c’est comme avec les prostituées : ils venaient aussi et surtout pour parler ».

 

UNE TECHNOLOGIE DONT L’OBSOLESCENCE VA ETRE RAPIDE DES LA FIN DES ANNEES 1990

 

Le Minitel est un outil qui, rétrospectivement apparait préhistorique, il semble être à l’ordinateur connecté à Internet ce que le gourdin néandertalien est au presse-purée mécanique (sans parler du sachet lyophilisée à réchauffer au four à micro-ondes…)

 

Quoique doté d’un modem intégré (ce qui ne sera même pas systématiquement le cas de tous les ordinateurs du début des années 2000, auxquels il faudra souvent adjoindre un « modem externe »), c’est un outil à sens unique (consultation, quelques rares possibilités de paiement). Son fonctionnement est sommaire : texte simple, pas de mise en forme par traitement de texte, pas de possibilité d’attacher un quelconque fichier. Il n’offre aucune fonction d’un ordinateur, ni traitement de texte ni tableur (calcul) ni logiciel de lecture de photos ni évidemment aucune possibilité de stockage.

 

A partir des années 2000, le Minitel est ravalé au rang de dinosaure : il a un fonctionnement simple mais des possibilités réduites dans un environnement sommaire. Dans la chaine de l’évolution technologique, il est condamné à disparaitre faute de s’adapter à un environnement qui change brutalement. Avec l’arrivée d’Internet, son déclin est enclenché inexorablement.

 

Dans ce contexte, les Français font (évidemment) de la résistance.

 

En 2007, les services du Minitel enregistrent ainsi 18.3 millions de connexions par mois (soit 220 millions pour l’année) pour 4 000 services en activité (80 millions de connexions concernent en fait le 3611 : annuaire). Cette activité génère tout de même encore EUR 100 Mios de Chiffres d’Affaires répartie entre les services utilisés par les particuliers pour 39 % (PMU, astrologie, etc…), 36 % pour les services entre professionnels (bourse au fret pour les transporteurs, commandes de presse pour les kiosques, service Interflora entre fleuristes…) et le reste pour les services financiers (consultations de comptes en banque et des cours de la bourse). A cette date, tout le Minitel « rose » a disparu. Tout ? Non, certains services résistent encore !...

 

En 2008, le Minitel enregistre encore 10 millions de connections par mois, dont 10 % sur le 3611 (l’annuaire électronique).

 

En 2010, 2 millions de foyers sont encore équipés (environ 10 % des foyers).

 

En 2011, l’Internet a pris définitivement son essor : seulement 420 000 connexions Minitel sont enregistrées. Sa fermeture est programmée pour le 30 septembre de l'année. Elle n’a finalement pas lieu.

 

Mais le Minitel va cependant finir par devoir rendre les armes : le 30 juin 2012 à 23 h 59, le réseau support de l’offre Minitel (Vidéotex) est définitivement arrêté. Soixante-douze heures auparavant, il restait pourtant encore 300 forcenés connectés, agrippés, rivés au service 3615… ULLA !

 

LE MINITEL, VU DE L’ETRANGER, MELE ETONNEMENT ET INTERET

 

Il est toujours intéressant de prendre connaissance de la manière dont les étrangers observent l’épopée du Minitel avec, notamment pour les Anglo-saxons, un mélange de curiosité, de jalousie agacée, d’incompréhension affectée et de condescendance : tous sentiments habituels de la part de la presse anglaise.

 

Dans un article du 9 juin 2012 How France fell out of love with Minitel ») The Independent (journal britannique généraliste de niveau assez moyen) nous livre ainsi une analyse amusante autant que pertinente effectuée par le journaliste John Lichfield. Qu’y lit-on ? (j’ai remis, pour vous, en ordre un argumentaire initialement organisé, disons, « à l’Anglaise »…)

 

Qualifiant le Minitel de « technologie de Neandertal » et d’aspect « sinistre », le journal britannique synthétise d’emblée que « des deux grandes innovations de 1981-1982 [le Minitel et le TGV – Train à Grande Vitesse], c’est celle qui semblait la plus rétrograde qui a séduit le monde » (on ne sait pas bien s’il faut remercier ou pas le rédacteur de cette entrée en matière ambiguë).

 

Le journal assume cependant, non sans honnêteté, qu’en 1981-1982 « la France fit entrer le monde dans le XXIème siècle sans que personne ou presque s’en aperçoive » et que le Minitel offrit « un avant-goût du futur ». L’article souligne ainsi non sans une certaine envie que le Minitel fut « dans le monde, la première grande base de données accessible au public » et le « premier ensemble écran-clavier largement diffusé dans un pays ». Il offrit « des services de messagerie directe […] bien avant la blogosphère » et fit « émerger un langage abrégé préfigurant le langage SMS ». Il indique que les rivaux du Minitel (Ceefax au Royaume-Uni ou NAPLS aux Etats-Unis) « n’étaient pas aussi complexes ni efficaces ».

 

Mais il rappelle que le Minitel « n’était pas un ordinateur et ne pouvait ni analyser ni stocker les données et ne permettaient pas les recherches aléatoires ». Il conclut que le Minitel fut aux technologies de l’information ce que l’homme de Neandertal fut à l’évolution de l’humanité : « un grand progrès condamné à être balayé par un cousin plus intelligent, plus polyvalent et plus agressif ».

 

Raillant « la courageuse tentative d’exceptionnalisme » et « ces têtus de Français », le journal estime que « l’appareil couleur de terre est devenu un emblème de la lutte de la France contre un monde globalisé et prétendument dominé par les Anglo-saxons ». Il s’interroge : « voie rapide vers le futur ou voie de garage ? » et laisse le lecteur se débrouiller…

 

Plus intéressante est la façon (pragmatique) dont les étudiants américains abordent le thème du Minitel, non pour porter un jugement de valeur sur sa viabilité actuelle (le débat est tranché !) mais pour tirer des leçons sur la façon dont cette innovation a émergé, prospéré puis décliné. Ainsi, nous dit Le Monde dans son édition du 28 juin 2012, cette question est-elle étudiée par les étudiants de l’UCLA (Université de Californie-Los Angeles, l’une des premières à être reliée par Arpanet, rappelons-le) dans les cours d’un Français enseignant là-bas, Jacques Mailland.

 

D’aucuns ne sont d’ailleurs pas sans faire le lien entre l’environnement « fermé » qui caractérisait le Minitel et l’univers du géant Apple, dont l’environnement, fermé également, est lui plus que jamais d’actualité… Quant à la critique d’un contrôle par les Pouvoirs publics français du fonctionnement du Minitel, il n’a non plus rien à envier à l’omniprésente surveillance du web par la NSA étasunienne (National Security Agency), moins visible mais certainement aussi efficace et bien plus intrusive dans la vie privée.

L'invention de l'année...

L'invention de l'année...

LE MINITEL N’A JAMAIS INSPIRE LA LITTERATURE…

 

Quelques livres retracent l’histoire du Minitel : vous en trouverez facilement les références mais, là encore, peu de récits l’évoquent en tant que tel (on soulignera ici l'originalité de la chronique de ce blog...). A cet égard, on notera L’inconnu du Minitel (1995) dans la collection Premiers baisers et sa mention dans les toutes dernières pages du captivant roman La cinquième nouvelle (2014).

 

ET A PEINE LA CHANSON

 

Contrairement au métro dont nous avons parlé dans une autre chronique ou même au téléphone, le Minitel n’a quasiment pas fait l’objet de chansons qui en parle ou qui l’utilise. Nino Ferrer aurait pu prévenir "Gisèle, y'a l'Minitel qui bêle !", Claude François aurait pu chanter "Le Minitel pleure" ou les Village People se déhancher sur "Sex over the Minitel" ? Cela n’est jamais arrivé.

 

Je n’ai trouvé que Goodbye Marylou de Michel Polnareff (1989) et Mini-Minitel de Marie-Paule Belle (1985), déjà évoqués. En revanche, au rayon des pastiches, on notera la fugitive évocation du Minitel dans la parodie des groupes de rock destroy-trash-alternatif  faites par les impayables Inconnus (Didier Bourdon / Pascal Légitimus / Bernard Campan) dans les années 1990 : C’est toi que je t’aime.

 

« Pour toi j’repasserai mon bac

J’serai poli avec ta mère

Je voterai pour Jacques Chirac

J'arrêterai de boire d'la bière

(…)

Je donnerai pour la Croix Rouge

J'f’rai plus "3615 ULLA"

J'achèterai le Figaro

J'pisserai plus dans l’lavabo ! »

 

D’accord, ça ne rime pas toujours mais, bon, c’est aussi ça, la création artistique débridée...

 

Le groupe de rap français TTC a sorti en 2006 un album intitulé 3615 TTC. Aujourd’hui il existe également un groupe français de rock appelé Minitel rose

 

A ma connaissance, c’est tout.

"C'est toi que je t'aime" (Les Inconnus) : Le Minitel n'est qu'anecdotique dans cette chanson mais, franchement, c'est pour le plaisir...

A LA TELEVISION, AU THEATRE AUSSI BIEN QU’AU CINEMA, L’UTILISATION DU MINITEL A ETE TOUT AUSSI RARE

 

Moyen de communication sulfureux, le Minitel a inspiré une pièce de théâtre de type vaudeville – comédie de mœurs en 1987 : Minitel de toi de Chantal Pelletier, au Théâtre du musée Grévin.

 

Il a inspiré un sketch du duo Les Deschiens (milieu des années 90) avec " 3615 Quinenveu ".

 

Compte tenu du caractère technologique avancé du Minitel pour son époque, on aurait pu imaginer que le cinéma s’en saisît pour communiquer par pseudo, pour trouver des informations, pour traquer ou localiser un suspect ou que sais-je encore ?

 

Il n’en fut rien. Aucun film qui en était contemporain ne prit jamais le Minitel pour fil directeur ni comme accessoire de ses protagonistes. Trop lent ? Trop peu spectaculaire ? Faute de scénario suffisamment imaginatif ?

 

Seul un film bien postérieur (Des lendemains qui chantent, de Nicolas Castro, 2014) évoque le Minitel à travers, encore une fois, l’activité de Minitel rose…

 

Dommage, je demeure persuadé que des scénaristes inventifs auraient pu faire quelque chose de tout cela…

 

QUE RESTE-T-IL DU MINITEL AUJOURD’HUI ?

 

Objet d’une technologie avancée pour son époque et qui connut un succès commercial et financier incontestable, en son temps, le Minitel appartient désormais au musée des équipements domestiques au même titre que le presse-purée, le moulin à café ou la manivelle à lancer le moteur de 2 CV. Pour ses utilisateurs de l’époque, le Minitel est aujourd’hui à Internet ce que les « 45 tours » vinyle sont aux DVD : un morceau de jeunesse et de nostalgie… On l’a adoré en son temps mais on n’y reviendrait plus aujourd’hui.

 

Le Minitel avait eu 10 ans d’avance en 1982. En 2012, il en avait cependant pris 15 de retard : produit « fermé » aussi bien technologiquement que culturellement, il était fatalement condamné à la disparition face à un réseau internet « ouvert » et souple. On ne fera pas du passéisme et on ne regrettera pas le Minitel, tant Internet offre des possibilités incomparablement supérieures, même si, a contrario, celui-ci présente certainement des risques et des dérives supérieures. C’est le progrès…

 

L’aventure technologique du Minitel a cependant laissé des traces, maintenant invisibles et uniquement décelables par quelques privilégiés sagaces.

 

C’est d’abord le cas d’une partie du vocabulaire actuel d’Internet : " messagerie ", " connexion ", " forum "…

 

C’est durant l’ère du Minitel qu'ont débuté le service 3615 ALLOCINE créé par Jean-David Blanc afin de trouver les horaires des séances ou encore 3615 SELOGER, de Denys Chalumeau… C’est aussi dans le Minitel que Xavier Niel (Free) a commencé, avec des messageries roses puis l’annuaire inversé 3615 ANNU ainsi que la version privée et payante du service de recherche de bilans d’entreprises 3615 INFOGREFFE.

 

Les grands ténors de l’Internet d’aujourd’hui sont donc, pour partie, des enfants du Minitel d’hier. A l’analyse, il est difficile de dire si le Minitel a favorisé Internet par la familiarisation des Français avec les nouvelles technologies ou s’il les a au contraire cantonnés à une technologie devenue obsolète à tel point que le Premier ministre de 1997, Lionel Jospin, décida de donner un coup d’accélérateur à l’équipement du territoire en matière de web ?

 

Les deux thèses peuvent être avancées et défendues et, à mon avis, n’ont d’ailleurs aucun intérêt. En revanche, il peut être utile de tirer quelque leçon de l’expérience unique au plan technique et commerciale que fut le Minitel.

 

La leçon, me semble-t-il, est, à bien y regarder, que le Minitel est l’incarnation d’un défaut typiquement franco-français : du talent fondamental mais peu de pragmatisme pour le valoriser à long terme, voilà (entre autres) un mal hexagonal. La France a toujours, depuis plusieurs siècles, eu une capacité d’innovation incontestable et a obtenu des réussites techniques certaines que ce soit dans l’industrie aéronautique, automobile ou sidérurgique par exemple. Alors qu’elle avait été pionnière dans ces domaines à la veille de la Première guerre mondiale, pourquoi n’a-t-elle pas conservé son rang et inondé par la suite le monde de voitures Peugeot, d’acier lorrain ou de Concordes ?

 

Ce manque de constance, de persévérance, de vision pour s’imposer dans le long terme peut même être décliné dans de multiples domaines, que ce soit l’industrie, la géopolitique (nous vîmes que la France fut la première nation à prendre pied en Inde), l’influence culturelle (le Français, langue diplomatique traditionnelle, est une des deux langues officielles de l’OTAN… où tout le monde s’exprime pourtant aujourd’hui en Anglais) ou militaire… 

 

Pour le Minitel comme pour d’autres domaines, le nombrilisme français a été préjudiciable à ses potentialités d’essor et a, finalement, entrainé sa disparition : là comme ailleurs, la France n’a pas su consolider et amplifier ses atouts, incapable qu’elle fut de se projeter dans le futur et d’anticiper de nécessaires évolutions de masse. En mettant au point son Minitel, la France n’a pas « pensé global » dans un monde qui l’était déjà il y a trente ans et le sera toujours davantage à l’avenir.

 

C’est maintenant à d’autres dynamiques start-up françaises d'occuper désormais toute la place qui revient à la France sur le web mondial : notre pays ne manque pas des premières, il a droit à la seconde.

 

Mes chères concitoyennes et concitoyens, vive la république, vive la France et longue vie au 3615 (au moins dans les mémoires) !…

 

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Redécouvrez un autre projet technologique jamais abouti et un peu plus ancien : l'Aérotrain.

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K
En bouquin, il y a le génial La Théorie de l'Information, de Aurélien Bellanger, et qui recoupe pas mal cet article !
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S
Et dont je ne me suis absolument pas inspiré car je ne le connais pas, mais je vous remercie de faire bénéficier les lecteurs de ce blog de vos conseils.
H
Bravo et merci pour ce tres bon travail interessant sur le minitel. Cette page est precise, concise et presente bien plusieurs faits sur le minitel, lestechnologies et apportent de bonne question sur la "singularite francaise" ses atouts et ses erreurs<br /> Lorsqu'on etudie le passe on comprend mieux l'avenir<br /> Votre article/these me donne encore envie d'approfondir sur ce sujet et sur ce rapport Minc<br /> Merci
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S
Merci pour votre soutien et pour votre intérêt qui me fait chaud au coeur. C'est le genre de commentaires qui me paie, au sens vrai, de mes efforts.<br /> Merci encore.

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