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LA PLUME ET LE ROULEAU

LA PLUME ET LE ROULEAU

250 chroniques éclairent le présent à la lumière de l'histoire


1885 : JULES FERRY, de l'ECOLE au TONKIN

Publié par La Plume et le Rouleau sur 28 Mars 2006, 16:11pm

Catégories : #Personnalités célèbres

Cher(e)s Ami(e)s et abonné(e)s des chroniques de la PLUME et du ROULEAU,

Avez-vous jamais été scolarisé dans un établissement scolaire, primaire ou secondaire, nommé « école (collège ou lycée) Jules Ferry » ? Sans doute. Alors probablement vous imaginez-vous raisonnablement, à ce titre, que le personnage a quelque chose à voir avec l’enseignement ?

Bien. Mais pas seulement ? Bravo. Et peut -être aussi que, un certain 28 mars, il lui est arrivé une étrange mésaventure, par exemple en 1885 ? Oui !

Alors sans doute Jules Ferry va-t-il être aujourd’hui le personnage central de cette chronique ?…  C’est ga-gné !!!

Même si les chroniques de la Plume et du Rouleau répugne à la biographie (genre conventionnel réservé aux succès de librairie des gares), elles se sont efforcées d'en produire de qualité, telles celles de : Hiro Hito, André Malraux, Antoine de Saint-Exupéry, Frédérick Lemaître, Benito Mussolini, Ernesto « Che » Guevara, Otto von Bismarck et Paul Déroulède qui ont ainsi eu l’honneur de ses colonnes. Jules Ferry, personnage aujourd’hui hélas largement méconnu, va également vous étonner par ses tribulations autant que par la place centrale que son œuvre occupe toujours dans la société française, sa mémoire collective et ses mythes.

Récipendiaire de la gratitude du peuple français autant que confronté à son ingratitude, Jules Ferry mérite qu’on s’attarde sur son parcours. Pourquoi ?

Parce que le 28 mars 1885 donc, Jules Ferry, qui logeait alors quai d’Orsay à Paris, au ministère des Affaires Etrangères, était réveillé en sursaut en pleine nuit. A la lecture des nouvelles, il comprenait immédiatement que, le lendemain, la foule serait dans la rue pour scander son nom. Triomphe abouti ? Echec total ? Cris de victoire ou cris de haine ? Pourquoi et pour quelles conséquences ?

Nous l’allons voir.

Jules Ferry est né dans les Vosges, à Saint -Dié (un coin assez reculé, convenons-en) le 5 avril 1832 dans une famille aisée (son père est avocat). Dans la famille Ferry, on est positiviste et animé par les valeurs des Lumières. Jules est d’abord dilettante et, à l’issue d’un chagrin d’amour de jeunesse, se met à voyager. Au vrai, Ferry vit largement car il est entretenu par son frère, banquier. Il épouse Eugénie Risler, petite-fille de l’alsacien Charles Kestner, grande figure du patronat paternaliste.

Dans ces conditions de confort, il lui est alors aisé de fréquenter les salons bourgeois, les cercles littéraires et les cénacles républicains pour y disserter des idées des Lumières. Ainsi, lorsque Louis-Napoléon Bonaparte abroge la République par un coup d’état le 2 décembre 1851, Ferry se retrouve -t-il naturellement dans des rangs des opposants irréductibles au « Second Empire ». Ferry se lance alors dans le journalisme. Parodiant les « Contes fantastiques d’Hoffmann », il écrit par exemple, en 1867 et 1868 dans le journal « Le Temps » (un quotidien fondé sur le modèle du « Times » britannique et qui est l’ancêtre du « Monde » actuel) une série d’articles intitulés « Les comptes fantastiques d’Haussmann ». Il y dénonce avec véhémence mais de façon néanmoins assez rébarbatives les manœuvres frauduleuses, la corruption et la spéculation effrénée qui ont accompagné la réforme immobilière parisienne du baron Haussmann (1855 – 1856) : expropriations, percement de boulevards, attributions de terrains, rénovations d’immeubles, etc… Il se lie alors d’amitié avec Léon Gambetta.

Pour Ferry, le suffrage universel (instauré en 1848) n’est pas suffisant. Comment exercer valablement un droit si l’on ne dispose pas de l’armement intellectuel suffisant ? Il s’inscrit en cela parfaitement dans un mouvement général de prise de conscience de cette problématique. Avec le développement de la presse et le parlementarisme embryonnaire de la Restauration (1815 – 1824) comme de la Monarchie de Juillet (1830 – 1848), l’enseignement des masses est devenu un véritable enjeu de société et la source de conflits politiques intenses.

L’Eglise catholique, jusqu’ici seule détentrice du droit à enseigner, a très tôt pris la mesure du défi qui s’annonce : celui de la sécularisation progressive (nous dirions la « laïcisation », mais le mot n’est pas encore inventé) de l’enseignement. Nous l’avons vu, les prémices de la croissance économique et la contestation grandissante de l’ordre politique établi ouvre la porte à de nouvelles idées, de nouvelles idéologies (démocratie, réformisme social, socialisme) qui disputent à la religion catholique le droit traditionnel qu’elle détenait d’organiser la société et d’en former la jeunesse. Elle va freiner des quatre fers contre cette tendance de la société à s’affranchir de sa tutelle morale et parvenir, dans bien des cas, à imposer ses vues, sans toutefois inverser durablement la tendance. A l’inverse, les partisans de la République vont n’avoir de cesse, eux aussi, d’exiger un renforcement de la politique scolaire de l’Etat tout en investissant massivement un domaine, l’enseignement, qui leur assure à la fois une ascension sociale et la possibilité de façonner les jeunes esprits.

Le 28 juin 1833, la loi Guizot avait imposé la présence obligatoire d’une école primaire dans chaque commune. Elle avait institué également la liberté de l’enseignement primaires et avait autorisé l’ouverture d’écoles privées. L’instruction religieuse, par ailleurs, était obligatoire en primaire.

Le 15 mars 1850, la loi Falloux (toujours en vigueur aujourd’hui !) reconnaissait (dans son article 17) « deux espèces d’écoles primaires ou secondaires » : publiques (fondées ou entretenues par les communes, les départements ou l’Etat) et privées (par des associations). Attardons -nous juste un instant sur cette loi. Elle traduisait d’abord l’accession de plus en plus massive des enfants à l’école, même au-delà de 12 ans, âge du certificat d’étude. Elle était, et demeure aujourd’hui, le socle fondateur de l’« école libre » (laquelle « doit vivre » ainsi que le scanderont des millions de personnes face aux menées mitterrandiennes durant l’année 1983…)

Or, pour Jules Ferry, l’enseignement est le combat de toute une vie. C’est lui qui doit permettre au régime républicain de mettre à égale distance ses deux ennemis mortels :

 - l’Eglise : rappelons que le Vatican, par la voix du pape Léon XIII, ne reconnaîtra la république qu’en 1892, ordonnant alors aux catholiques français de s’y rallier

 - les socialistes : Ferry les considère comme de dangereux utopistes dont les excès ne peuvent avoir qu’une seule conséquence : précipiter paysans et bourgeois dans les bras d’une dictature comme celle de Napoléon III

Le 10 avril 1870, à la salle Molière de Paris, alors que le Second Empire s’apprête à s’embarquer dans les provocations diplomatiques à l’égard de la Prusse, Jules Ferry prononce un serment solennel devant un parterre d’amis politiques. « Entre toutes les nécessités du temps présent, dit -il, j’en choisirai une auquel je consacrerai tout ce que j’ai d’intelligence, tout ce que j’ai d’âme, de cœur, de puissance physique et morale, c‘est le problème de l’éducation du peuple ». Cinq mois plus tard, c’est la défaite de la France à Sedan (2 septembre 1870) puis la proclamation de la IIIème république 2 jours plus tard par Léon Gambetta sur les marches de l’Hôtel de Ville de Paris. Jules Ferry se lance alors dans la politique.

Car, en 1870, si la République est proclamée, tout reste à faire. Le combat pour l’établissement de la démocratie n’est pas fini, loin de là tant ce sont les éléments les plus réactionnaire qui dominent au début les pouvoirs exécutif (le Maréchal de Mac-Mahon est à la tête de l’Etat) et législatif (la Chambre des Députés a une majorité royaliste, grâce au vote massif des électeurs ruraux, très conservateurs).

La loi du 12 juillet 1875 organise alors l’enseignement supérieur : tout individu âgé d’au moins 25 ans (pas de diplôme requis !) peut fonder un établissement qui prendra le nom de « Faculté libre ». Elles vont faire florès, évidemment sous l’égide de l’Eglise dont les enseignants sont particulièrement qualifiés.

A toutes les étapes, l’Eglise tente de contrôler la situation en exerçant un magistère moral étroit sur les gouvernements, notamment ceux issus de la IIIème république (c’est l’ « ordre moral »). Il s’agit pour elle de lutter contre les idéaux matérialistes issus de la Révolution Française, contre le parlementarisme qui bouleverse les hiérarchies politiques et sociales traditionnelles et contre l’éducation trop poussée des jeunes filles dont la vocation naturelle est au foyer, dans un rôle maternel et secondaire.

En 1877 a lieu une crise politique majeure entre la majorité parlementaire « républicaine » (une bourgeoisie réformiste, en réalité) et le président de la République Patrice Mac-Mahon. « Quand le peuple aura fait entendre sa voix souveraine, menace Léon Gambetta, il faudra se soumettre ou se démettre ! ». Après quelques tergiversations, Mac-Mahon se démet : la République parlementaire s’installe définitivement.

Le 4 février 1879, les républicains obtiennent pour la première fois la majorité à la fois au Sénat et à la Chambre des Députés : ils accèdent pleinement au pouvoir et c’est une déferlante de réformes qui s’annoncent. Elles continuent de marquer notre paysage législatif et social et constituent notre axe principal de références.

A cette date, la conséquence de la lutte implacable entre « privé » et « public » dans le contrôle de l’enseignement depuis 50 ans a été, paradoxalement, le développement extraordinaire des infrastructures scolaires. S’il y a 20 000 écoles en 1817 (moins d’une par commune), il y en a 75 000 (publiques et privées confondues) en 1880 (les grandes villes en ont évidemment plusieurs).

Voyons la brève chronologie de cet extraordinaire développement.

Jules Ferry est alors nommé « Ministre de l’Instruction publique ». Il va occuper ce poste plus de 4 ans : 55 mois au total, jusqu’au 20 novembre 1883 exactement. Il met à exécution son programme sur un rythme effréné et implacable d’où le pragmatisme n’est pas absent. Savoir n’est rien, savoir enseigner est tout , explique-t-il en substance dans un discours du 17 mars 1879 : « Messieurs, le savoir est une chose, enseigner ce que l’on sait est une chose bien plus difficile (…) on peut être un bachelier très éminent et cependant un très mauvais maître d’école ».

Six mois après son accession aux responsabilités, le 9 août 1879, la loi institue donc des « écoles normales » pour les instituteurs et les institutrices : une par département, obligatoirement et dans un délai de 4 ans. Les fondations sont posées.

Le 27 février 1880, la loi laïcise et professionnalise le Conseil Supérieur de l’Instruction Publique, véritable haute autorité qui donne son avis sur toutes les lois et règlements en la matière. Il ne contient désormais plus aucun religieux. Ouste !

Le 13 juillet 1880, c’est la création de l’ENS pour les jeunes filles (Ecole Normale Supérieure) à Fontenay. La Révolution avait créé, un siècle auparavant, l’ENS (« Normale Sup ») rue d’Ulm, à Paris, mais celle-ci restait exclusivement réservée aux garçons. D’autres ENS de province vont suivre. Le principe est simple : les agrégés et les docteurs vont former les maîtres des écoles des ENS, lesquels formeront les professeurs de l’enseignement secondaire ainsi que les maîtres des écoles normales. A ceux-ci reviendront enfin la tâche de former les simples instituteurs. Tous ces enseignements seront largement ouverts à la mixité, sanctionnés par des diplômes et contrôlés par des inspecteurs. Mais ce ne sont encore que des demi-mesures.  Jules Ferry va bientôt passer à la vitesse supérieure !

Jules Ferry va parachever son oeuvre un an plus tard, en faisant voter les deux textes qui vont définitivement graver dans le marbre l’organisation du système scolaire français dont l’existence, maintenant, ne souffre plus de contestation.

Le 16 juin 1881 : la loi dispose que l’enseignement primaire est désormais gratuit. Neuf mois plus tard, le 28 mars 1882, l’enseignement primaire est déclaré laïc et est rendu obligatoire pour tous les enfants jusqu’à 12 ans (date du certificat d’études, le « certif »).

Parallèlement, on refond entièrement la pédagogie. L’enseignant ne doit plus simplement être un maître dispensateur d’un savoir académique mais doit aussi être un pédagogue, un éducateur et un tuteur moral pour les enfants qui lui sont confiés. Je vous laisse, au passage, mesurer le fossé qui sépare l’idéal de 1882 de la réalité de 2006. Mais passons… On modernise le plan des études, des matières, des contenus et même des horaires. On met en place de nouvelles méthodes davantage orientées vers la découverte, l’expérimentation et la participation des élèves. Et, dès la rentrée 1883, tout cet enseignement s’appuie sur des manuels scolaires rénovés.

Ca y est, le cycle est complet. Pour tous et jusqu’à aujourd’hui encore, Jules Ferry vient de fonder l’école de la République, celle du tableau noir, de la plume sergent -major (« avec ses pleins et ses déliés »), de l’instruction civique (avec ses préfectures et ses sous-préfectures…) et des cartes de géographie où manquent les provinces d’Alsace et de Lorraine mais où s’étalent les taches roses de l’empire colonial de la France.

Les colonies : venons-y justement…

Le président des Etats-Unis Georges W. Bush (2008 - 2012) le sut bien : engager une guerre est chose aisée mais la gagner est autrement plus compliqué. Quant à la faire accepter par son opinion publique, n’en parlons pas. Hier comme aujourd’hui, c’est la même difficulté qui se pose. Or, au-delà de l’école, on l’a oublié, Ferry a une idée fixe : l’expansion coloniale en Asie du Sud-Est. Depuis une dizaine d’années, la France a conquis d’importantes positions au Cambodge et en « Cochinchine » (région de Saigon, actuel sud du Vietnam). Elle vise maintenant à la conquête du nord du « Tonkin », la zone du delta du Fleuve Rouge qui commande l’accès à la province chinoise du sud du Yunnan. C’est un axe commercial par lequel transitent de nombreuses matières premières, agricoles et minières.

Autant qu’une analyse stratégique, ce sont des considérations tactiques qui motivent les initiatives françaises. Car les Britanniques, qui dominent la Birmanie et la Thaïlande, rêvent (déjà !) du marché chinois. Il faut donc les prendre de vitesse. Mais pour se donner bonne conscience autant que pour se concilier les cercles du pouvoir les plus conservateurs, la France utilise également l’argument de la nécessaire protection des minorités chrétiennes du nord, difficilement christianisées et désormais menacées par les odieuses agressions chinoises.

Ces arguments convainquent l’ensemble des forces politiques. Oui, la France a une mission civilisatrice (on connaît le refrain). Oui, elle doit brandir l’étendard pour protéger la civilisation occidentale contre la barbarie et l’obscurantisme des peuples asiatiques. Oui, il est nécessaire d’ouvrir le robinet des crédits publics pour cette exaltante entreprise.

Au début, tout va bien.

Etant passé du poste de Ministre de l’Instruction à celui de « Président du Conseil » (= Premier Minsitre) le 21 février 1883, Ferry concentre à l’époque, en fait, l’ensemble du pouvoir exécutif est est « responsable » devant le Parlement. Celui-ci peut le « renverser » à tout moment en votant contre ses propositions : c’est la source inépuisable de magouilles politiciennes et d’une instabilité gouvernementale incurable. Au départ, Ferry bénéficie de la confiance de tous les parlementaires. Il parvient même, fait rare, à concentrer à la fois le poste de Président du Conseil avec celui de ministre des Affaires étrangères (20 novembre 1883). Il prend alors la décision de renforcer les moyens militaires dans le nord du Tonkin, d’y envoyer des troupes et de faire débloquer des crédits pour quadriller le pays. Les risques d’affrontement avec la Chine ? Il faut les assumer.

Alors, de novembre 1883 à mai 1884, les troupes Françaises affrontent les troupes chinoises dans la région montagneuse et superbe du nord de l’actuel Vietnam, là où aura lieu un jour et bien plus tard (1954) la défaite de Dien Bien Phu... Mais n’anticipons pas.

Les succès arrivent, comme attendus : par le traité de Tsien-Tsin du 11 mai 1884, les Chinois reconnaissent la domination française au Tonkin, leur « protectorat » et ouvre ses frontières au commerce. Les parlementaires et l’opinion publique applaudissent à ces succès. Voici pour la partie émergée de l’affaire.

Dans les faits, Ferry pilote seul la diplomatie et la guerre (la seconde étant "la continuation de la première par d’autres moyens", comme le dira un jour Winston Churchill). Il a mené des négociations secrètes et supervisé les opérations militaires qui se sont déroulées à coups de raids-éclair en ponctuant chaque phase de nouveaux crédits arrachés à la Chambre des Députés. Le traité de Tsien-Tsin est donc un triomphe personnel.

Mais Ferry n’a pas le temps de jubiler. Certes, la Chine a signé un accord. Mais elle ne l’applique pas. Elle n’ouvre en réalité pas ses frontières et ne retire pas ses troupes. Ce n’est pas encore la fin de la guerre, comme on l’attendait. Il faut poursuivre les opérations, envoyer davantage de troupes, maintenir l’ordre, poursuivre les offensives, dépenser toujours plus d’argent (cette histoire a vraiment d’étonnantes résonances contemporaines !). Si bien qu’à partir de début 1885, la presse et les parlementaires français commencent à s’interroger : que se passe-t-il réellement sur le terrain ? Où en est la situation ? Y a-t-il de réels succès ? Quels sont-ils ? N’est-on pas engagés, en fait, dans un bourbier, une aventure à l’issue incertaine et cela pour des bénéfices fumeux ? La situation patauge et, pour Ferry, il faut maintenant aller vite. S’il n’obtient pas un succès militaire rapide et spectaculaire, cela risque de chauffer pour son matricule.

Solitairement, il décide alors conquérir Lang Son, une bourgade située près de la frontière chinoise et qui commande l’accès au delta du Fleuve Rouge. Si les Français parviennent à s’y établir, ils assureront la sécurité de toute la région en aval, empêchant les incursions chinoises qui, systématiquement, empruntent ce trajet. Lang Son est donc un point stratégique. Ils constitueront là un avant -poste qui intimidera les Chinois et les forcera à respecter leurs engagements. Les opérations militaires sont lancées.

Fin février 1885, ouf, l’opération a réussi ! Lang Son est conquis. Toujours en secret, Ferry négocie directement avec le gouvernement chinois des concessions qui vont même au-delà de celles du Traité de Tsien-Tsin. A l’issue de tractations menées à Berlin, Londres et Paris, la France obtient tous les avantages initiaux plus la reconnaissance de la souveraineté de la France sur l’ensemble de l’Annam et le fait que toutes ses canaux, routes et voies ferrées soient prolongées jusqu’en Chine. L’accord secret d’un armistice est conclu le 25 mars 1885. L’armistice officiel est prévu pour cinq jours plus tard, le 30 mars 1885. Les parlementaires, l’opinion publique n’en savent encore rien. Ferry leur a tout caché. Pour mieux leur faire une bonne surprise, ah ah ?

Non, il garde le secret car il craint que, comme la fois précédente, la Chine, au dernier moment, ne reprenne sa parole et tente des manœuvres diplomatiques subsidiaires ou une riposte militaire pour faire échouer l’accord, déjà durement arraché. Ferry, donc, après tant d’audace, fait preuve de prudence. Il se sent sur la corde raide.

Il a raison car, en réalité, malgré un parcours politique qui peut aujourd’hui nous sembler sans faute, il concentre contre lui une opposition quasi-unanime.

Pour la gauche, Ferry incarne le bourgeois aisé et hautain, insoucieux de la condition des classes populaires. Il est aussi celui qui a lâchement fui ses responsabilités parisiennes (il était maire) lors de la Commune de Paris (l’insurrection parisienne entre le 18 mars et le 28 mai 1871 et qui a, au contraire, choisi le camp du gouvernement « versaillais » : celui de la répression, des exécutions sommaires et des déportations vers la Nouvelle -Calédonie. Ferry, c’est aussi celui qui prône le renforcement des pouvoirs du Président de la République au détriment de ceux de la Chambre des députés et du Sénat. Tirant prétexte d’une lutte contre l’instabilité ministérielle, Ferry ne fait-il pas, par ce renforcement du pouvoir exécutif, le jeu de l’affaiblissement de la démocratie ?

Pour la droite, conservatrice, il incarne, au contraire, par la laïcisation de l’école qu’il a introduite, le recul des valeurs traditionnelles et l’affaiblissement de la morale religieuse. Pire, par son scepticisme religieux affiché et son mariage uniquement civil (et avec une protestante en plus !) ne constitue-t-il pas un véritable ennemi de la foi catholique ? Pire encore : n’a-t-il pas poursuivi l’affaiblissement des structures traditionnelles de la société en contribuant à voter, en 1884, voté la loi Naquet, autorisant, pour la première fois dans l’histoire de France, le divorce et faisant de celui-ci davantage une institution juridique civile qu’un sacrement religieux ? Bref, Ferry, c’est l’homme qui corrompt la France, la coupe de ses racines et l’affaiblit pour l’avenir. Avec Ferry, tout fout le camp.

Et l’avenir, de quoi doit-il être fait ? C’est simple : de tous côtés politiques, l’on n’a d’yeux et d’esprit que pour une seule chose : la revanche ! La revanche contre l’Allemagne de Bismarck, la revanche contre la brutalité prussienne qui, au terme de 4 mois d’une guerre m arquée tout autant par l’incurie des chefs militaires que par les actes de bravoure individuels a conduit, en 1871, à l’annexion de l’Alsace-Moselle et au versement de 5 milliards de francs-or puisés dans les bas de laine des Français. Et que propose Ferry, pourtant natif de l’Est, pour reconquérir les provinces perdues ? Rien ! Quels moyens militaires met-il à la disposition de cette œuvre grandiose et nécessaire ? Aucun ! Ferry préfère envoyer des troupes en Extrême-orient, dans des contrées inconnues aux richesses improbables où nos soldats vont mourir sans même avoir pu revoir la ligne bleue des Vosges ! N’est-ce pas lamentable, cela, répète à l’envi Georges Clemenceau ?

Certes. Et à droite comme à gauche, tous s’accordent à le dire. Et c’est pourquoi Jules Ferry a tant d’ennemis, qui n’attendent de sa part qu’un faux pas, qu’une erreur, qu’un échec… Va-t-il leur offrir ?

Nous sommes maintenant le 28 mars 1885 : trois jours après l’accord secret par lequel la Chine a signé un armistice avec la France en reconnaissant sa défaite à Lang Son (dans le nord du Tonkin) et deux jours avant la signature officielle par les deux parties d’un accord donnant des avantages politiques, militaires et économiques à la France dans cette région.

Ferry, à ce moment, a établi sa résidence quai d’Orsay à Paris, au Ministère des Affaires étrangères. Dans la nuit, du 28 au 29 mars 1885, il est en train de dormir. C’est son homme de confiance, Gabriel Hanotaux, qui est réveillé en pleine nuit par un coup de téléphone alarmiste qu’il transmet à Jules Ferry. Il s’agit de la lecture d’une dépêche envoyée par télégraphe depuis Hanoi (nord du Vietnam, aujourd’hui capitale du pays) par le général Brière de l’Isle, commandant des forces françaises en Indochine. Il annonce que les Chinois ont mené sur Lang Son une offensive-surprise en violation complète des accords d’armistice signés trois jours plus tôt. Pris de cours et submergés par le nombre, les soldats français se sont repliés loin au sud, abandonnant leur position en emportant leur général, de Négrier, gravement blessé…

Catastrophe !

Pour Ferry, c’est sûr, cette défaite imprévue et terrible signe la « chute » de son ministère. Il croyait apporter les nouvelles d’un succès, c’est au contrair e celles d’une défaite d’ampleur face au Chinois que la France subit ! Dès le lendemain, la nouvelle s’est ébruitée dans la presse. Les journaux font leurs gros titres sur l’événement. Sans véritablement d’information mais dans le cadre d’une course au catastrophisme, on parle de 1800 soldats français morts, blessés ou prisonniers. On parle de débandade, de déroute. On compare l’événement à la défaite de Sedan de 1870. Faut -il qu’après l’humiliation prussienne vienne l’humiliation chinoise ? Toute la journée du 29 mars 1885, la tension monte dans Paris où l’opinion est stupéfaite, indignée puis exaspérée contre Ferry, le « Tonkinois » qui a mené en secret une expédition pour sa gloire personnelle, laquelle vient de se transformer en désastre ! On placarde des affiches « Mort à Ferry ! » et « A bas ferry le lâche ! » (on n’y allait pas de main morte à cette époque).

Pourtant, Ferry reçoit dans la journée des nouvelles rassurantes : la situation semble avoir été exagérée, l’événement a été grossi. Il décide donc de jouer son va-tout. Pas question pour lui de se placer sur la défensive. Pour la journée parlementaire du 30 mars 1885, il décide au contraire de… demander de nouveaux crédits militaires à la Chambre des Députés ! Baroud d’honneur ? Démarche suicidaire ? Tactique destinée à forcer le destin ? Cette offensive va-t-elle être payante ?

Le 30 mars 1885, dans Paris, c’est l’effervescence. La nouvelle provoque la colère, les attroupements arrêtent des tramways. La foule s’assemble devant le Palais Bourbon. A l’ouverture (à cette époque à midi) la Bourse chute lourdement. A 15 h 00, Ferry se présente dans l’hémicycle. Le climat est pesant. C’est le tournant de sa carrière. D’emblée, il est chahuté, sa voix peine à couvrir les clameurs d’hostilité (il n’y a pas encore de micro). Mais il parle quand même. Il calme l’assistance. Il rassure les représentants du peuple. La situation, dit-il, n’est pas si mauvaise sur le terrain. Il veut écarter du débat qui s’annonce et « qui doit demeurer exclusivement patriotique et national » toute considération politicienne concernant sa simple personne. Il évoque au contraire « la grandeur du pays et l’honneur du drapeau ». Et il demande 200 nouveaux millions de francs...

Il en a terminé. Georges Clemenceau bondit alors de son siège et entame, debout à côté de la travée, un réquisitoire impitoyable. Il veut la tête de Ferry, il a l’occasion de l’obtenir, il n’entend pas laisser passer sa chance. Ce rhétoricien expérimenté, dès le départ, coupe court à tout dialogue. Devant l’annonce d’un tel désastre militaire consécutif à une politique menée à l’insu de tous, " (…) tout débat est fini entre nous. Nous ne pouvons plus discuter avec vous des grands intérêts de la patrie. (…) Ce ne sont plus des ministres que j’ai en face de moi, ce sont des accusés ! Ce sont des accusés de haute trahison sur lesquels (…) la main de la loi ne tardera pas à s’abattre ! "

Par 306 voix contre 149, Jules Ferry est mis en minorité : les crédits militaires demandés ne sont pas votés. A sa descente de la tribune, Ferry est violemment pris à partie par les députés. Il annonce qu’il va remettre sa démission au Président de la République. Mais il ne sort pas par la porte qui débouche sur le boulevard Saint -Germain, face au pont de la Concorde où s’est massée la foule qui gronde. Non, Jules Ferry fait un détour, sort par derrière, par les jardins du Palais -Bourbon, puis passe dans la cour du quai d’Orsay et, en voiture à cheval, contourne les attroupements par les Invalides et le pont Alexandre III… A l’Elysée, le président Jules Grévy accepte sa démission. C’est Henri Brisson (dont le nom, franchement, n’est pas resté dans l’Histoire) qui sera nommé Président du Conseil à sa place. Clemenceau, lui, est longuement acclamé par la foule devant la Chambre des Députés. Les journaux exultent. Le Figaro (avec une vigueur de ton bien loin de l’académisme actuel) jubile « C’est sous les huées, à coups de pied au derrière, avec le mépris de sa propre majorité que M. Ferry s’est effondré piteusement, misérablement, sans lutte, sans débat, comme une vessie qui se dégonfle. »

Lamentable en effet. Et bien injuste car, le même jour, les informations télégraphiques rétablissent, mais trop tard, la vérité des faits. Ce ne sont pas 1800 morts Français et une déroute militaire qui constituent le « désastre de Lang Son ». Au contraire, après une retraite dans la précipitation qui leur a coûté « seulement » 5 morts et 37 blessés, les soldats français ont mené une contre-offensive et repris l’avantage sur les Chinois qui, eux, ont laissé 1200 morts sur le champ de bataille ! La raison du télégramme alarmiste de l’avant -veille ? L’incurie du commandement militaire sur le terrain, on le découvrira ensuite, lequel, provoquant la retraite momentanée des troupes, a grossi l’événement pour maquiller ses erreurs tactiques... Le jour même de la démission de Jules Ferry, la Chine reconnaît donc au contraire officiellement les termes de son accord du 25 mars avec la France : le nouveau Traité de Tsien-Tsin sera signé le 9 avril suivant ! Lang Son n’a rien d’un désastre, c’est une escarmouche militaire qui assoit au contraire la conquête française.

Jules Ferry avait donc réussi, diplomatiquement et militairement. Mais un jour trop tard, un jour de trop durant lequel ses ennemis les plus acharnés, manœ uvrant la presse et l’opinion publique, ont profité d’une « fenêtre de tir » pour l’abattre : une incroyable malchance pour Ferry. De ce tragique malentendu monté en épingle et tombé au mauvais moment, Jules Ferry ne se relèvera pas. Il ne reviendra plus sur le devant de la scène politique et sa tentative de se faire élire au poste (pourtant très largement honorifique) de Président de la République se heurtera, en 1887, à l’opposition toujours aussi irréductible de Clemenceau et de ses alliés. Il restera à jamais le « Tonkinois » dans la mémoire collective.

Pourtant, paradoxalement, c’est désormais une large et constante majorité politique et populaire qui soutiendra les ambitions coloniales de la république et la présence française en « Indochine ». En 1890, Ferry sera même choisi par les Français d’outre-mer pour être leur représentant au « Conseil Supérieur des Colonies », revendiquant d’ailleurs à cette occasion le sobriquet de « Tonkinois » « dont les méchants et les sots croient me faire outrage ». En 1892, il l’affirmera : " Il n’y a pas de risque, je vous l’atteste, que ces nouvelles générations républicaines méconnaissent, comme l’on fait trop souvent leurs devancières, les grandeurs et les espérances de la politique coloniale "

Ce seront, Ferry ne le saura jamais, les « Tonkinois » qui auront toutefois le dernier mot, en 1954, soixante-dix-neuf ans après la fausse défaite de Lang Son, dans la bien réelle cuvette de Dien Bien Phu… Entre-temps, Jules Ferry sera finalement élu président du Sénat (poste plus honorifique que réellement opérationnel) en 1893. Le 10 décembre 1897, il sera victime d’une tentative d’assassinat au revolver qui le laissera mourant et le conduira à s’éteindre 10 jours plus tard.

Mais si Jules Ferry a aujourd’hui son nom inscrit dans la pierre de nos écoles et constitue une sorte de référence mythique pour l’organisation de notre système scolaire, les étonnantes aventures que je vous ai contées aujourd’hui vous auront, une fois de plus, montré comment il nous faut être attentifs aux évènements et à la façon dont ils s’inscrivent dans la durée, dans le passé comme pour l’avenir, derrière l’écran de fumée de l’agitation médiatique immédiate…

Dans ce monde troublé où il faut, moins que jamais, faire preuve de résignation mais, plus que jamais, éviter de traîner Place de la Nation les soirs de manif, je vous souhaite une bonne journée. 

La Plume et le Rouleau © 2006 

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E
moi aussi
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C
MOI AUSSII
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L
c vrai c bien sa ma aidé sur un devoir a faire merci
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L
<br /> cool ce blog<br /> j'aime !<br /> <br /> <br />
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S
<br /> <br /> Merci, c'est sympa !<br /> <br /> <br /> <br />

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